dimanche 8 décembre 2013

Prêchi-prêcha...

"Ne lisez pas de romans, mes agneaux ! Ça ne sert à rien, ça bouffe votre temps et ça m'énerve !", pontifia l'imam ex cathedra, lors de la prière du vendredi. "Dévorez les livres sur la religion et vous serez sauvés !". Lui, lisait jusqu'à minuit, ah oui alors, il était vieux, il n'avait pas le luxe de ronfler 8 heures. Et il faut dire que c'est un mufti en retraite, une sorte d'archevêque qui, normalement, est dispensé d'assurer la prière quotidienne dans une mosquée. Un "hiérarque" payé pour délivrer ces fameuses "fatwas" derrière de belles portes capitonnées, un homme de bureau, quoi... Et claironner sa bibliophagie et donc sa pénétration et sa fatuité était un comportement qui seyait particulièrement à un homme de religion, n'est-ce pas...

Éblouis étaient les orants au sortir de la mosquée. Car on leur avait dit "ne lisez pas", ça délivrait de la besogne. "Tu vois, on avait raison, la lecture est une mauvaise action, c'est l'imam ayant rang de mufti qui le dit !", "euh, ce n'est pas exactement ce qu'il a dit", "mais si mais si, on a tous entendu !". Le "privilège" de l'ignare, l'abolition des nuances. Il n'est rien de moins tronquée que la parole dite en public... Ça ressemblait fort à cette malice du "dede" bektachi (sorte de guide chez les alévis) qui répondait à qui le critiquait : "le verset 43 de la sourate 4 dit : 'ne priez pas !', je ne fais qu'appliquer le Coran". Sauf qu'il escamotait la proposition subordonnée circonstancielle : "ne priez pas lorsque vous êtes ivres (...)"...

Ébaubis étaient les deux professeurs de lettres, présents dans l'assistance. Papivores comme il se doit. "C'était ubuesque", s'empressa le premier; "quelle capucinade ! quelle outrecuidance ! quelle connerie !" s'enfiévra le second. Le bon Turc ne lisait certes déjà pas, mais là, c'était du jamais-vu. Un imam disait le plus sérieusement du monde qu'il ne fallait pas lire de la fiction ! "Et si on lui parlait des résultats de l'enquête PISA, qu'est-ce t'en penses ?", "comme dirait Rûmî, 'il n'est pas possible qu'un enfant qui tète, mange', laisse tomber !". Le sermonnaire n'avait pas pu s'empêcher de venir les saluer, les grands esprits allaient se rencontrer mais les profs lâchèrent de conserve : "allez, à la revoyure !"...

Heureusement que les dévots n'écoutent généralement pas les prédicants. On vient se débourrer le crâne, se conformer à la tradition ou faire la liste des absents, histoire de jaser par la suite. Et même s'ils prêtent l'oreille, les Turcs n'aiment pas lire, ce n'est pas un mystère. Ils ne savent donc pas saisir le sens d'une phrase, comme le montre l'enquête. Un cousin philosophe, formé en France, avait préféré enseigner en Turquie. "Allez, sortez les copies, dissertation surprise !", s'était-il enthousiasmé. Et le chœur de dire : "c'est quoi !"... Comme quoi, Celal Şengör a raison quand il affirme qu'il n'y a pas d'université en Turquie mais seulement quelques universitaires formés à l'étranger...

Mais il y a un autre drame pour les volontaires, la diglossie. Certes, la langue turque est en soi difficile (utilisation abondante du passif, verbe en fin de phrase, etc.), mais elle est surtout devenue du "n'importe quoi". L'activisme de l'Académie de la langue turque (Türk Dil Kurumu) a contribué à créer une nouvelle langue qui ne serait pas comprise par nos arrière-grands-parents. Dilleri var bizim dile benzemez comme dirait le pro-renouveau Cevdet Kudret. Les nouvelles générations ne savent pas lire l'ottoman, pourtant écrit sur les pierres tombales, les frontons, les archives, etc. Elles ne comprennent même pas un discours de 1960 ! Pas de littérature, pas de vocabulaire, pas de style, pas de pensée, pas d'avis. Comme dirait l'expression turque, quand l'imam vente, les ouailles défèquent...