mardi 30 mai 2023

(4) Chroniques du règne de Recep Ier. L'apothéose

"Vous n'allez tout de même pas sacrifier votre leader pour des patates et des oignons", avait-il lancé à ses esclaves affamés. Il ne croyait pas si bien dire. Ils obtempérèrent. L'Empereur fut porté au pinacle pour la troisième fois consécutive. Un exploit que seule une opération du Saint-Esprit pouvait expliquer. Le Sultan-Calife Recep Ier et l'Impératrice Emine furent les premiers étonnés de tant de servilité. Du haut de leur palais, ils saluèrent une foule amassée aux portes du sérail. La capitale sortait de sa longue pâmoison. Le Roi des rois triomphait !  



Sa victoire était une énième bénédiction du Ciel. Dieu soit loué, les terroristes avaient perdu; les pédérastes avaient perdu; l'Occident avait perdu; Israël avait perdu. Alhamdoulillah. Certes ses vassaux les plus fieffés formèrent un aréopage assez biscornu mais Ankara valait bien l'appui de cette drôle d'engeance. Le nationaliste kémaliste, Devlet Bahçeli dit le Sibyllin, abhorrait le xénophobe kémaliste, Sinan Oğan dit la Girouette, ancien dissident rallié in extremis. Lui-même avait horreur de l'islamiste-oummatiste Zekeriya Yapıcıoğlu dit le Kurde, qui tenait, lui, en mésestime l'islamo-nationaliste, Mustafa Destici dit le Cornichon, assez réservé vis-à-vis de l'islamiste fantasque Fatih Erbakan dit l'Automate. Et tous ces braves gens détestaient cordialement le patriote de gauche, Önder Aksakal dit le Dindon...


Le Souverain, toujours aussi fielleux, profita de son discours du Trône pour vilipender les opposants qui s'entêtaient à ne pas reconnaître sa magnanimité. Il promit d'interdire le soleil au sieur Selahattin Demirtaş alias Selo, embastillé pour ses accointances avec les coupeurs de route. On ne savait plus trop exactement pourquoi cet infâme pourrissait au cachot mais on s'en foutait un peu, révérence parler. Il renouvela aussi l'anathème qu'il jetait de manière périodique contre les millions de "terroristes" qui refusaient de lui vouer leur vie...

Le Reis était un as de la politique. Il mobilisa tout ce qu'il put. Dieu en personne fut convoqué à ses meetings dans les mosquées. Il avait même clos sa campagne électorale à Sainte-Sophie. Celle qu'il avait contribué à rouvrir. Ses ouailles l'observaient avec émoi; aimaient sa démarche de bon aloi, chérissaient son surmoi et vénéraient sa voix. Il était l'Ombre d'Allah. Tous les barbus du royaume se mobilisèrent pour défendre leur foin, euh leur foi.

C'en était donc fini de son opposant. Kemal, un citoyen issu de la minorité alévie et kurde, avait osé lorgner le trône. Peu charismatique, sans carrure, humble à un point pathologique dans une contrée orientale qui aime les alphas, il promit de déserter le sérail aux 1000 pièces pour se réfugier dans le palais modeste du feu Empereur des empereurs, Kemal Ier. Les Turcs l'envoyèrent dans les poubelles de l'histoire car il n'était ni "pieux" (dindar), ni "leader mondial" (dünya lideri), ni adepte de "prestige" (itibar). Qu'espérait donc ce type lambda qui promettait du pain et de la justice depuis sa cuisine...



Le Padishah avait certes été peu fair-play mais qui était honnête dans ce bas-monde ? Recep Ier n'était pas dupe. Il entendait les murmures et les réclamations. Le menu peuple parlait des prix, de l'injustice, du népotisme, du favoritisme, de l'arrogance, de l'enrichissement d'un clan, de l'instrumentalisation de la religion. Il le savait. Il compulsa alors les manuels de psychologie sociale pour rebondir. La recette était simple : il fallait mentir. Il créa de toutes pièces une menace extérieure pour serrer les rangs et il se mit à le marteler dans les meetings, les rencontres et les émissions. Et il en avait de la chance, les chaînes du pays lui étaient dévouées...



La fin justifiait tous les moyens. Même les plus outrageants. On ne fit pas dans la dentelle. Plus c'était gros, mieux ça passait. On mit donc en circulation une vidéo montrant le citoyen Kemal entouré des généraux du PKK, ce groupe terroriste qui rongeait le pays depuis plus de 40 ans. La populace goba ! Le communicant de Sa Grandeur ricanait comme une hyène. C'est qu'il était un bon adepte du maître en la matière, le diable Goebbels... Un leader fort. Une dose de haine et d'agressivité. Des boucs émissaires dans l'exogroupe. Et des séides enragés à l'assaut des moulins à vent. Un plan bien ordonné. Ajouté à cela, le système clientéliste qu'il avait mis en place. Et hop, tous les autres soucis de la vie furent ainsi balayés : l'inflation, l'injustice, l'indélicatesse. Même le séisme de février fut effacé des mémoires. Mieux, Sa Munificence osa même lancer l'adjectif "voleur" contre son adversaire, connu pour son extrême probité. Un culot qui laissa sans voix la Première Dame, qui, penaude qu'elle était, dut baisser la tête...

La manipulation avait atteint son but. On conspuait, caillaissait, chassait les partisans du sieur Kiliçdaroglu. 

L'Éminentissime Sultan entamait ainsi le Grand Siècle Turc. Il rempilait pour cinq glorieuses années. On le disait cacochyme. On le disait lunatique. On le disait absent. On le disait téléguidé par un clan. Peu importait. Il avait réussi un tour de force. Avec lui, la Révolution anatolienne imprimait ses normes et ses valeurs dans l'espace public. Jadis enfouie, la platitude s'affichait désormais sans gêne. C'était là le paradoxe suprême de son succès, qui dérivait d'une rétrogradation. De meneur d'hommes, il devint berger d'un troupeau

L'ascension avait conduit à une glorification échevelée. Il avait ensorcelé toute une frange du royaume. Les djinns n'auraient pas fait mieux. Comme le disait le sieur Voltaire, "L'esprit humain, au réveil de son ivresse, s'est étonné des excès où l'avait emporté le fanatisme". Leur Livre saint ne disait pas autre chose dans son si bien-nommé verset "Les coalisés" : "Et ils dirent: 'Seigneur, nous avons obéi à nos chefs et à nos grands. C'est donc eux qui nous ont égarés du droit chemin'." L'Empereur et ses sectateurs firent fi de ces belles paroles. Ils avaient un monde à conquérir, des butins à se partager, des ennemis à cingler. Ils étaient invincibles. En l'an 2023, Recep Ier avait réussi ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avaient réussi : il avait ouvert les portes de l'enfer et embarqué avec lui des millions de fidèles, enchantés par ses psalmodies...