mardi 24 avril 2012

Strabisme

Sous un immense poster de Mustafa Kemal, le grand pan. Comme l'impose la "tradition républicaine". Ses yeux bleu intense, un brin loucheurs (et ça tombe bien), illuminant la salle de tous côtés. Dans une enceinte sacrée, le Parlement. Le Temple. En présence de la "noblesse d'épée et d'épaulettes" à la queue leu leu.  Les gardiens. Ceux à qui un étrange article du code militaire confie la sauvegarde de l'ordre constitutionnel du pays. Et pourtant. Oui.  Des femmes voilées ! Et en nombre, ma parole ! Elles, les moins que rien, les pestiférées, les maudites, les galeuses, les arriéristes, les provocatrices, les soumises, les souilleuses dans le saint des saints ! Pince-moi Muhayyel !


La fête nationale du 23 avril qui commémore l'ouverture de l'Assemblée nationale de 1920 a, ainsi, été l'occasion d'huiler les rouages. C'est la concorde nationale, n'ayons pas peur de l'exagération. La normalisation. On n'y croit évidemment pas mais l'emploi de grands mots fait tellement bien... Le Premier ministre lui-même était tout sourire, Madame avait pu enfin fouler le sol de l'auguste assemblée, celle où siégeaient les représentants d'un peuple que composent à hauteur de 60 %, des voilées. "Les circonstances ont changé et nous sommes arrivés ensemble, voilà tout" ! La bouderie continuait certes, au niveau du CHP et des Générales, mais celle-ci n'intéressait personne. Sauf, pardon, les kémalistes qui continuent à déverser des flots de fiel; comment une femme turque, fille de M.K. Atatürk, peut-elle ceindre la tête d'un tel tissu ! Un débris arabique, n'est-ce pas, bouhhh...   

Une étape capitale, oui. Car l'insignifiance manifeste de cette longue obsession du foulard n'en est malheureusement pas une pour des millions de citoyens. Ceux qui, officiellement, ont peur. Les femmes alévies naturellement mais également des femmes qui se disent et se croient "modernes" en montrant un mollet ou une coiffure exubérante. Une aversion instinctive point lorsqu'elles voient un fichu; la peur d'être enturbannées à leur tour, de perdre leur liberté individuelle et sans doute leur féminité. Mais une crainte hypothétique, théorique et finalement discutable. C'est une intolérance qui sourd, en réalité. Celle qui empâte l'esprit, ennuage le jugement. Celle qui consacrait une conception nulle et non avenue de la laïcité interdisant aux épouses des trois plus hauts dirigeants de l'Etat de participer aux grandes raouts de la Nation. Il fallait bien que la monomanie fût traitée...

Une Première Dame qui avait ses entrées dans les institutions des pays étrangers ne pouvait, à cause de quelques "constipés", poser le pied à l'autre côté de la rue, celle où il y a le Parlement. La restauration de la dignité, cela s'appelle. On découvre, pour la première fois, l'épouse du président de l'Assemblée, une absurdité s'il en est : la conception soi-disant moderniste des kémalistes les parquait dans les gynécées et les enrôlait dans un rôle purement traditionaliste !


Et la légitime interrogation reprend tous ses droits : à quand une députée voilée ? une ministre ? une Première ministre ? une Présidente ? Moi, en tout cas, j'ai déjà ma candidate des années 2030 : la fille même du Premier ministre, Sümeyye Erdogan, celle qui avait réussi à embuer les yeux des laïcistes qui ne savaient plus quoi dire face à une "rétrograde" qui jouait du violon et courait les salles de théâtre... Une gageure, évidemment; car la modernité turque repose précisément sur un ressort ancestral : celui d'affecter, d'avoir l'air, de faire parade. N'avait-on pas eu un Sultan qui écoutait en cachette la musique traditionnelle qu'il venait pourtant d'interdire au nom de la modernité ? Ou un Mustafa Kemal qui s'ennuyait à mourir quand il écoutait de la musique classique, pourtant imposée de son propre chef dans les radios ? Il y a encore quelques jours, un célèbre journaliste de gauche qui avait eu le malheur de se créer un style en laissant une barbe bien fournie, avait été relégué de la porte d'une caserne. Et tant pis si son idéologie de gauche était comme le nez au milieu de la figure, une figure salie de poils...

Et Fazil Say, évidemment. Celui qui crâne, assurément. Un artiste de talent, certainement. Mais un "borné", manifestement. Celui qui promet chaque saison de quitter sa patrie par trop ringarde car trop voilée, a enfin fixé sa destination : le Japon. Un choix suave, comme on l'a compris : un autre pays déchiré entre modernité et tradition... Les kémalistes engrangent des revers, ces temps-ci, c'est la "mode". Car une autre "façade" cède : l'engouement du peuple pour le "Père". L'état-major qui est le gestionnaire administratif du Monothéon, le cénotaphe d'Atatürk à Ankara, aurait ainsi décidé de ne plus publier l'affluence des citoyens, histoire de ne pas afficher des chiffres dérisoires. La logique kémaliste, qui s'affole de cet aspect extérieur des choses, coule de source : il faut prouver, au contraire, la robustesse de l'enchantement. Les militaires ont beau jurer qu'il n'y a rien d'anormal dans les chiffres, les kémalistes impulsifs y cherchent noise; c'est qu'il faut "sauver les meubles", prouver par des sommes, des additions, des calculs.  Comme personne ne peut sonder les coeurs, il faut alors épater les yeux. Les yeux, oui, la marque kémaliste par excellence : énamourés donc torves donc bigleux. Avec tout le respect dû à Mustafa Kemal, c'est une image, rien d'autre...