lundi 20 août 2012

Zozo et les zigotos

Ils lui avaient dit de lire. Il décortiqua. "Maître, que dites-vous de ces imams qui dépiautent le credo que d'autres imams ont mis tant de siècles à former ?". "Ce sont des paltoquets", avait-il lâché. Avec cette suffisance qui caractérise les sachants. Et avec cette inimitable position des lèvres, "aux coins tombants comme celles d'un turbot dégoûté", aurait dit l'autre. Et un vrai sphinx, le maître. Celui qui, naturellement, installe le respect et la curiosité dans votre esprit. "Mais encore ?", avait osé le zozo. "Écoute, mon fils, nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants". "M'ouais..."

Zozo, écumant de colère, s'en remit à un autre. "Maître, j'aurais un truc à vous demander, euh, en fait, c'est que, j'suis, comment dire, un peu troublé. Pourquoi la compréhension du XXIè siècle est radicalement différente de celle des siècles passés ?". "La tradition, mon garçon, la tradition, voilà la voie du salut, allez j'ai mal à la tête...", s'étrangla le Sage, zieutant les mains liées de Zozo. "Et si les Anciens ont escamoté des choses ?" rétorqua le baroudeur, la main droite libérée. "Le cerveau d'un musulman n'a point de place pour le doute et la remise en cause, allez allez, j'ai mal aux dents...". "Bon..."

Ils lui avaient dit de RELIRE, cette fois-ci. "Le Coran et les livres de la Sunna ?", "mais non, voyons, les vieux livres de ceux qui ont lu le Coran et les livres de Sunna !". Il pensait, pourtant, que s'il y avait tant d'écoles coraniques, de facultés de théologie, de séminaires d'imams dans le monde, c'est qu'il y avait encore des choses à découvrir ou des choses à corriger. Il s'enquit auprès des savants et leur fit part de son dessein. "Veux-tu une fessée, ma parole ! Serais-tu un hérétique !". La poussière des livres étouffa la voix du Sage; il réprima une lettre, se racla la gorge et poursuivit : "admettons que tu as raison, qu'il y a eu des erreurs d'appréciation; eh alors ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? C'est porter de l'eau à la mer que de réfléchir à nouveau !".

Zozo avait, pourtant, lu quelque part que les théologiens du temps nouveau s'en donnaient à coeur joie à des réductions rituelles. "Ceux qui lient et délient" subtilisaient sur les anciennes définitions, les antiques concepts. Il n'était plus besoin de suivre la prière du tarâwîh, par exemple, celle-ci n'existant tout simplement plus. Il n'était plus besoin de morfler le jeûne-pénitence de 61 jours que tout mauvais joueur devait subir lorsqu'il cassait délibérément et sans motif valable son jeûne; il n'avait jamais existé. Les alévis allèrent même jusqu'à nier l'existence d'un jeûne ! Leurs théologiens, qu'on appelle "dede", juraient sur on ne sait trop quoi pour affirmer cela. Et comme le poids de la tradition prévalait sur le sens du texte, c'était "bah voilà quoi"...

"Balivernes que tout cela !", lui avait dit un dede. "Quoi donc !", "bah, les prières, le jeûne, la barbe !". Et il commença à laïusser. L'alévi expliquait au sunnite désemparé des choses tellement bizarres que ce dernier finit par lui dire qu'il n'avait pas l'intention d'être convaincu par ses arguments. Le dede avait repéré une faiblesse, il insista. Ce n'était pas tant qu'il voulait que ce sunnite fût converti, peu lui en chalait, d'ailleurs l'alévisme ne recrutait pas, il se transmettait; un peu comme le judaïsme. Non, il ressentait seulement une secrète délectation à troubler l'esprit d'un "concurrent"...

"En matière de religion, bienheureux sont les ignorants", avait fini par se dire Zozo. Ceux dont la foi de charbonnier suffit amplement à meubler leur temps et nourrir leur âme. Ceux qui héritent d'un credo et qui n'en démordent pas. Et puis Zozo avait fini par lire un autre livre, "le Coran silencieux et le Coran parlant"; il ne comprenait plus rien. Certains Chiites allaient jusqu'à parler de falsification du Coran, "celui-ci, détenu par Ali, fut caché par prudence et protégé par les imams de sa descendance et ne sera publiquement révélé qu'aux temps eschatologiques" (p. 20). Il n'osait même plus poser de questions. D'ailleurs, à peine avait-il pris l'intonation montante que l'autre lança "chut, allez allez !"...

Il faut apprendre la science (sous-entendu religieuse) du berceau jusqu'au tombeau, lui disaient toujours ses maîtres. Soit. Mais à trop vouloir comprendre, il finit par ne plus avoir l'appétit. Chaque nouvelle question lui valait des coups de stylet. Il fallait avoir les reins solides pour approfondir. Car on finissait soit intégriste soit apostat. Alors, il leva la tête, déposa son crayon et tourna les yeux vers le ciel. On l'entendit murmurer : "C'est étrange, à chaque Ramadan, on perd un peu plus notre foi; l'islam fait eau". Il fixa le ciel, le Ciel le fixa. Il se rappela : "Dieu a révélé le Livre en tant que Message de vérité, et ceux qui se livrent à des controverses à son sujet s'engagent dans une profonde divergence" (2,176). "Nous leur avons apporté des preuves évidentes concernant Notre Ordre. Et ce ne fut qu'après avoir reçu la science qu'ils se sont divisés par esprit de rivalité. Ton Seigneur tranchera leur différend au Jour du Jugement dernier" (45,17). Les temps eschatologiques, voilà ce dont il rêvait désormais; le sunnite avait fini par avoir une vision chiite. Il fixa le ciel, les nuages s'étaient amoncelés. Il entendit comme un chuchotement...