samedi 10 novembre 2012

Graver, c'est grever...

Hier, de Gaulle. Aujourd'hui, Atatürk. 42 ans pour le grand homme, 74 pour le génie. Sobriété voire indifférence pour le premier, éclat voire pompe pour le second. Tombe au fin fond d'un village pour le "premier des Français", mausolée au coeur d'une capitale pour le "père des Turcs". L'un définitivement déposé, l'autre éternellement regretté. Une destinée presque semblable, pourtant. Guerre, combats, défaite, occupation, résistance, chef de la France libre, chef de la Turquie libre, théorie du glaive et du bouclier, obstination et un "isme" au bout du compte. Gaullisme et kémalisme = souveraineté populaire et indépendance nationale. Deux principes fanés, dit en passant...



"Deux corps" aussi : le Résistant et le Politique. Respecter l'un est un devoir, discuter l'autre un droit. Les historiens français discutent volontiers, les collègues turcs forment chapelle. Le Français se gardera de magnifier, le Turc ira sanctifier. Le chercheur, le vrai,  boude les adjectifs qualificatifs pour les personnages de l'Histoire. Ce n'est ni sa fonction ni sa vocation; il établit des faits, des connexions, et laisse aux autres le soin de s'extasier ou de se rembrunir. L'oeuvre peut être prodigieuse, la lutte valeureuse, la vision audacieuse,  la louange du spécialiste restera malencontreuse. Qui dit messé dit fixé. Qui dit mussé dit serré...

Les écrans de télévision sont pleins et vides; on raconte trop, on analyse peu. L'historien s'emballe, s'émeut et s'évanouit; le téléspectateur entre en transe. Pourtant, il est un fait que tous les spécialistes reconnaissent : aucune biographie sérieuse de Mustafa Kemal Atatürk n'a été écrite par des Turcs ! Il y a quantité d'instituts sur Atatürk et ses réformes, des séminaires sur la Turquie républicaine, des départements d'histoire mais rien de sérieux sur lui ! Seuls les étrangers ont su produire des livres de qualité. Car le Turc est trop sentimental, trop attaché au "guide", il justifie plus qu'il n'explique. Subtilité qui échappe au "mémorialiste"...

Il faut dire qu'avec des mémoires, on aboutit forcément à des hagiographies. Unetelle a dit qu'Atatürk était athée, hop, on l'invente dévot; untel a dit qu'Atatürk était dictateur fieffé, hop, on le fait sacré démocrate. Ce n'est pas tant cet activisme qui dérange, c'est ce BESOIN de purifier. Comme si un Atatürk ivrogne, athée, coquin, ne mériterait pas le respect dû à un sauveur de la patrie. Comme si sa vie privée annule son héroïsme. Tout Turc, à l'exception des plus extrêmes comme les Kaplanci, respecte Mustafa Kemal, le pacha résistant. Mais tout Turc n'a pas le devoir d'adorer le Mustafa Kemal politicien. Comme on peut être gaulliste de gauche.   

Le drame de Mustafa Kemal Atatürk est précisément d'être devenu l'exact contraire de ce qu'il voulait être. Il aspirait à devenir autre chose. Un leader et pas un dieu. Un révolutionnaire et pas un acharné. Un visionnaire et pas un routinier. Celui qui a fermé les édifices religieux pour, précisément, idolâtrie repose aujourd'hui dans un mausolée grandiose. On lui écrit des lettres, on lui soumet des doléances, on l'appelle au secours, on lui demande sa bénédiction. Comme on le faisait pour les tombes des cheikhs ! Et les plus hautes autorités de l'Etat s'y soumettent. Sortir des veillées funèbres, la quintessence du kémalisme; bafouée à qui mieux mieux. On croyait dresser les consciences en dressant un mausolée, on a abouti à une pathologie diffuse. Quand on ne demande rien, on est toujours mal compris...