jeudi 1 novembre 2012

Un jour de République...

Lundi 29 octobre, les républicains turcs fêtèrent le 89è anniversaire de la proclamation de la République. République islamique en 1923. Avec un Calife à Istanbul, des cheikhs à Ankara. Époque où le droit musulman, l'alphabet persan, tout le tralala "rétrograde" étaient encore en vigueur. République et charia bras dessus, bras dessous. C'est dire, le Calife en personne félicitait Mustafa Kemal pour son élection à la tête de l'Etat. Un ancien pacha de la monarchie dont il était lui-même prince héritier. Il était homme civilisé, que Dieu l'absolve. Son cousin, le Sultan Vahidettin Mehmet VI fut dépossédé de son titre un 1er novembre 1922, il y a exactement 90 ans. Un an plus tard, on proclamait la République, le nouveau régime de l'Etat turc. Depuis, on fait avec...

En 1923, la concorde donc. Car les conservateurs ne sauraient médire de la République. Elle est sans doute le régime le plus islamique qui soit. Du moins, elle est plus idoine qu'une monarchie absolue de type ottoman. D'ailleurs, la masse et les chefs du mouvement de libération nationale avaient un seul mot d'ordre : sauver le Calife, prisonnier à Constantinople. La fine intelligence de Mustafa Kemal a fait le reste : suppression de la monarchie en 1922, instauration de la République en 1923, abolition du Califat en 1924, processus de laïcisation et finalement, institution du principe de laïcité en 1937. Il avait pour le coup un véritable "agenda caché"... Les choses dégénérèrent quand la République se mit à sécréter du fiel. Quand elle créa "l'autre", "l'arriéré", "le non-sunnite, "le non-Turc", "le non-éclairé". Un dévoiement, une scorie acquise peu après.

Lundi donc, en 2012, la République était à l'honneur. Et comment ! Le gouvernement avait indûment interdit une manifestation de l'opposition à Ankara, le chef de ladite opposition était naturellement monté sur les barricades histoire de montrer qu'il s'opposait, le président de la République avait gentiment accueilli pour la première fois Mesdames les Générales qui avaient daigné accepter l'invitation de la Première Dame voilée donc islamo-facho-terroriste jusqu'alors, le même président avait bizarrement contourné la fermeté de son Premier ministre en intimant l'ordre de dégager les rues afin que les opposants manifestassent dignement, les Kurdes du BDP avaient fidèlement boudé les cérémonies au Monothéon à Anitkabir et le président de la fédération du CHP à Istanbul avait sensiblement rudoyé les militaires qui cherchaient leur place au protocole pour ne pas avoir préservé la République contre le gouvernement en place, "il nous incombe de défendre la République que vous n'avez pas pu protéger" dixerat.

Les télévisions proposaient des séances de transe, une historienne qui tentait d'expliquer des choses pas très conformistes sur les débuts de la République, se voyait demander : "pourquoi vous n'aimez pas Atatürk ?". Elle n'avait beau établir aucun rapport entre sa position critique d'historienne et l'amour pour l'objet de son étude, on s'en fichait. On la livrait à la vindicte des téléspectateurs, elle ne savait pas, de toute façon. Elle était femme et ingrate; alors qu'Atatürk l'avait faite citoyenne. Des êtres pensants, avait sans doute souhaité l'Immortel. Peu importait, il fallait des historiens reconnaissants. Donc fidèles. Donc idéologues. Donc pépères. Avec ça, on faisait de l'histoire...

La République avait 89 ans. Le régime, fallait-il préciser. Ses idées, ses préalables, ses pré requis n'avaient jamais existé. On récitait des leçons, on écrivait des hagiographies, on rabrouait les Kurdes, on ignorait les alévis, on tolérait les dévots, on méprisait les orthodoxes, on se méfiait des Arméniens. L'idée démocratique pensée par Atatürk n'avait pas été mise en application par ses successeurs. Du coup, la République pouvait avoir 89 ans, elle n'avait pas encore débuté sa carrière en Turquie. Le parti d'Atatürk n'était jamais arrivé au pouvoir depuis les élections libres de 1950. Le Blond aux yeux bleus n'y était pour rien; c'était la faute à Rousseau. Les fanatiques du second se disaient détenteurs du premier. Les défenseurs du premier se disaient adversaires du second. Deux rangées d'ennemis se disputaient une mémoire et un héritage. Dans la République de 89 ans...

Un Premier ministre fier de sa véhémence, un Président penaud de son audace, une opposition ravie de son baroud, des millions de personnes ébahies, des millions d'Arabes ébaubis, des millions de Turcs étourdis. Une fête nationale. Une République. Moyennement démocratique. Heureusement qu'Atatürk avait laissé pour héritage la science et la raison. Le premier jour et le dernier jour de la République, quel décalage. Peu nous en chalait, nous autres. "Commérages des oies sur le vautour". Nous étions un 1er novembre; il y avait exactement 90 ans, le symbole de l'unité nationale avait été renversé; il n'y avait plus de symbole, il n'y avait plus d'unité. La République avait 89 ans; on avait dressé des barricades...