vendredi 4 octobre 2013

En l'an de grâce 2013...

En 1839, le ministre des affaires étrangères de l'Empire ottoman, Koca Mustafa Reşit Paşa, lut, du fin fond du jardin impérial, le célèbre édit accordant, entre autres, un début d'égalité aux Ottomans non-musulmans, le Tanzimât Fermânı. La blague voulait qu'un gus turc qui écoutait le ministre charabiater, se vit répondre : "rien de difficile mon cher, dorénavant, il est interdit de dire giaour aux giaours !"... En effet, c'est que l'Empire se raffinait; les puissances étrangères poussaient aux réformes. Il eût été grotesque d'appeler "mécréant" un mécréant. Au 19è siècle, ça ne passait plus. Les dirigeants l'avaient si bien compris que ce fut le Vizir des affaires étrangères qui annonça aux Ottomans que Sa Majesté le Sultan s'était, dans sa magnanimité, penché sur leur sort. Comme l'actuel qui avait, seul, voix au chapitre lorsqu'il s'agissait de parler du patriarche de Constantinople, Sa Sainteté Bartholomée. Un Turc, pourtant...

La tradition nationale voulait que ce fût l'Etat qui octroyât des droits aux citoyens. Ces derniers, d'un tempérament peu émeutier, avaient une vénération pour celui-ci. D'où la drôlerie qui avait consisté pour le Premier ministre Erdoğan à préparer en catimini un "paquet de démocratisation", lu comme il se devait du haut d'un pupitre. La Nation, ça passait encore, n'est-ce pas, mais les députés eux-mêmes avaient appris en direct les mesures qu'ils allaient bientôt enregistrer. Démocratie... Le jour suivant, ce fut le président de la République Gül qui fit son dernier "discours du Trône". Sept ans avaient vite coulé, il était temps de faire l'épilogue. Devant la "représentation nationale" mais surtout devant son épouse, la Première Dame qui, en sept ans, avait osé pour la première fois mettre le pied à la loge pour ouïr son homme. Toujours aussi voilée, aussi souriante et aussi urbaine... Et le chef d'état-major, assis à deux pas, ne broncha même pas... Démocratie...

Les deux se targuèrent de diriger un pays qui avançait lentement mais sûrement. Le Premier ministre, futur Président, déclara tout de go qu'il était inconcevable de progresser malgré le peuple; il y avait un degré d'absorption, il ne fallait pas faire papilloter les yeux. Cette théorie bizarre qui soumettait la promotion de droits universels à l'assentiment populaire ne fut, fort heureusement, qu'un style de langage. On ne s'en émut point outre mesure. Le Président, l'actuel, le sortant, eut l'idée de respirer la prud'homie : oui, les forces de l'ordre avaient été brutales lors du "mini printemps turc", alias "parodie turque"; oui, la jeunesse n'avait pas toujours raison mais la société qui la frappait avait toujours tort; oui, il fallait présenter ses condoléances aux proches des victimes. On aurait entendu une mouche voler tant la Nation fut en communion...

Les réformes annoncées étaient sans conteste de bonnes mesures. Les femmes fonctionnaires allaient enfin pouvoir se voiler dans un pays où le taux de voilement atteignait 60 %. Seules la magistrature, la police et l'armée n'allaient pas être concernées. Pourquoi ? on n'en savait rien. Autrement dit, la neutralité de l'agent du service public, une déclinaison de la laïcité, passa à la trappe. Le système électoral allait être remis à plat; la technicité l'emporta, le citoyen n'y comprit rien et se rabattit sur la mesure suivante. Un détail allait, nous disait-on, renforcer la liberté de réunion; lequel, personne ne comprit. Allait-on continuer à gazer, au moins ? Bien sûr... Un Institut sur la langue et la culture tziganes allait voir le jour : on allait donc réfléchir, la Nation banda pour cette annonce; cette même Nation qui félicita chaleureusement le préfet de Bursa qui avait dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, comme un ministre français...

En outre, l'Etat allait créer une "autorité administrative indépendante" pour lutter contre les discriminations; une HALDE turque. Et le fasciste qui s'aventurerait à inciter à la haine en raison du mode de vie allait croupir en prison non plus un an mais trois berges. Le Premier ministre qui adorait déblatérer contre les buveurs d'alcool (des "alcooliques") et autres jouvenceaux qui se pinçaient en public (des "pervers") était encore une fois dans toute sa cohésion... Il fut vite absout car il supprima ce fameux serment imposé aux écoliers depuis 1933; tous les matins, ils clamèrent ; "je suis Turc, je suis intègre, je suis studieux; mon devoir est de défendre les petits, de respecter les grands, d'aimer ma patrie et mon peuple plus que moi-même; Oh grand Atatürk ! je jure de suivre le chemin que tu as tracé, dans le dessein que tu as fixé; je fais don de ma personne à l'existence turque; Heureux celui qui se dit Turc !". Désormais, le petit Turc n'allait vivre que pour lui et les siens, dans son petit nuage, dans ses propres mots; les offrandes étaient terminées, les autels renversés, le "grand Atatürk" ne dévora plus personne...

Naturellement, la masse attendait les nouveaux droits accordés aux minorités. Rien pour les alévis (sauf le changement de nom pour une université de province), rien pour les orthodoxes (Sa Sainteté n'ayant plus d'espoir pour son collège théologique de Halki) et un bout de monastère rétrocédé aux Syriaques. La "grande minorité" était beaucoup plus chanceuse : les villes et villages kurdes allaient récupérer leurs appellations originelles; l'initiative privée allait pouvoir ouvrir des écoles en langue kurde avec un socle de connaissances en turc. La propagande politique allait désormais pouvoir se faire directement en kurde sans craindre une enquête préliminaire de monsieur le procureur. Et last but not least, les citoyens de la République turque allaient pouvoir utiliser trois lettres interdites jusqu'alors : les lettres q, x, w. Qui ne figuraient pas dans l'alphabet turc, naturellement mais qui menaçaient l'intégrité territoriale puisque membres à part entière de l'alphabet kurde...

Les trois partis d'opposition ne l'entendirent pas de cette oreille. Le CHP, un parti qui se croyait de gauche, ne disait ni oui ni non. Un toilettage, dit-il. Le slogan des libéraux, "insuffisant mais oui !" (yetmez ama evet) devenait ainsi "insuffisant mais non !" (yetmez ama hayır). Autant dire, une farce. Le MHP, de la droite nationaliste, se tenait droit sur ses bottes; c'était naturellement non. Il y avait, à coup sûr, anguille sous roche; le gouvernement allait vendre le pays aux terroristes kurdes. Naturellement, le BDP, parti qui représentait ces derniers justement, devait bien donner raison au MHP en sautant de joie. Eh ben non; il rouspéta dans le diapason le plus élevé; c'était quoi, ça, d'abord ! Un bout de papier ! Où était la libération d'Öcalan ? Le menu peuple, on s'en torchait, on voulait libérer le guide. Pff. Plus ses revendications étaient satisfaites, plus il rageait...

"C'est quoi ce bazar ! Vous n'êtes pas contents ?" criait de son côté le réformateur Erdoğan. Les citoyens qui avaient grappillé des droits ne surent pas trop ce qu'ils devaient en penser. La Turquie était un beau pays, un grand pays, multiculturel et multicultuel. Des modes de vie et des religions et des ethnies à foison. On aurait pu faire d'autres gestes. Distribuer, redonner la nationalité aux descendants des "exilés", des "rescapés", des "bannis", par exemple. Une Nation de 70 millions d'âme devenant 80 millions en moins de deux. Eh bien non. On se contenta du minimum tout en promettant monts et merveilles pour plus tard. Après les élections municipales et présidentielles de 2014, sans doute. Histoire de ne pas étourdir les électeurs, toujours ronchons. Le citoyen posa l'index sur sa joue et le pouce sur le menton et il demanda : "au fond, qu'y a-t-il de spectaculaire dans ce discours ?". Un autre gus répondit : "si j'ai bien compris, les Kurdes pourront porter le voile"... Keh keh keh... Cahin-caha, cahin-caha...