lundi 12 mai 2014

Zutisme par-ci, zutisme par-là...

Nan, franchement, le pauvre. Tout le monde est contre lui, tout le monde balance son index, tout le monde le tance. Alors qu'il construit des ponts, des autoroutes, des logements, j'chai pas moi, des centres commerciaux. Et voilà que les ingrats pullulent à chaque coin de rue. Ça doit énerver, il a raison. Nous autres, gus ordinaires, nous ne faisons que nous tourner les pouces, lui doit dormir 6 heures par jour, travailler 18 heures, s'exploser les méninges pour trouver solution à tout; il donnerait un doigt de sa main pour recevoir un "merci". Que nenni ! D'autres rouscaillent liberté d'expression, Twitter, Zwitter, YouTube, des trucs trop abstraits, n'est-ce pas. Lui offre du pain, du travail, de l'espoir. Comme dirait Chirac, "le premier droit de l'homme, c'est de manger, d'être soigné, de recevoir une éducation, d'avoir un habitat"...

Et c'est quoi d'abord, cette pratique ? Le président de l'Allemagne arrive, parle de libertés devant les micros ! Un homme grossier, assurément. A-t-on vu un hôte dire en public ce qu'il est convenu de dire en privé ? A quoi ça sert les coulisses ? "Oui mais c'est un ancien pasteur, un droit-de-l'hommiste, il est comme ça !". Rien à foutre, pardon. Erdogan, droit dans ses bottes, ne peut qu'avoir raison : "toi le cornichon ! Arrête d'abord tes nazis qui tuent mes Turcs. Garde ta raison pour toi, allez oust !". Reductio ad Hitlerum, crient les vendus...  Et dernièrement, le président de la Cour constitutionnelle qui lui délivre une leçon de droit devant tout le monde ! Nan mais franchement ! C'est quoi ce délire ! Le grand Erdogan devenir une tête à claques !

Et rebelote, hier, c'est au tour du bâtonnier du Conseil national des barreaux, un certain Metin Feyzioglu, de débiner. A l'occasion du 146è anniversaire de la création du Conseil d'Etat. Madame le président du Conseil d'Etat a blablaté pendant une demi-heure comme l'impose la coutume et Monsieur s'est donné une heure pour faire un "discours sur l'état de l'Union". Franchement, le bâtonnier parler du séisme de Van, de la politique extérieure, des droits des handicapés, de la mort d'ingénieurs de l'aéronautique ou de la fête du travail, quel rapport avec la juridiction administrative ? C'est un ex-futur juge administratif qui le dit, s'il vous plaît. Hein ? Notre Erdogan national a d'abord commencé à remuer, ensuite il a marmonné, enfin il a tonné. "Menteur, grossier !", lui a-t-il lancé. Et la nation avec lui...


Et le président de la République, qui ne sait toujours pas s'il sera reconduit ou non par son mentor, a essayé de faire l'arbitre. "Hep hep ! Calme-toi !". Le premier ministre était rouge de colère, lui, envoyait des sourires présidentiels à droite à gauche. Tellement marrant que Erdogan, qui a reproché à Feyzioglu de ne pas avoir le sens du protocole, a lui-même poussé le président à la sortie, mieux, il l'a devancé. L'autre, pardon le chef de l'Etat, a suivi. La présidente du Conseil d'Etat, toute penaude, aussi. C'est qu'elle a été désignée grâce au "soutien" du premier ministre. Ah oui oui, il avait demandé à son ministre de la justice de tout faire pour assurer sa nomination, euh, son élection. "Une femme, c'est toujours bien pour l'image de notre pays"... Et dans la soirée, la juridiction a pondu un texte où elle dit en gros "ouais d'abord, bouhhh Feyzioglu..."



Les intellos en sont encore à exhumer la jurisprudence européenne, du type, "les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier : à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance" (Lingens c. Autriche, 8/07/1986, §42). C'est ça, oui. On ne la fait pas à Erdogan ! Il l'a d'ailleurs annoncé. Il ne remettra plus les pieds dans les juridictions pour écouter pendant des heures les laïus des "petits pois". A bas la juristocratie...

Heureusement que l'économie est sur de bons rails. Parce-qu'il fut un temps où les chamailleries au sommet de l'Etat avaient mis à terre le pays tout entier. Ahmet Necdet Sezer, le président de 2000 à 2007, avait balancé à la figure du premier ministre Bülent Ecevit le livret de la Constitution. Celui-ci, personnification même de la courtoisie, en avait été outré; il s'était précipité devant les caméras pour trembler et se plaindre. Résultat : l'économie s'était effondrée dans l'heure qui avait suivi... Elhamdulillah, Erdogan, lui, c'est du tac-au-tac, hier à David Ignatius avec le célèbre "one minute" (et non à Shimon Peres comme on essaie souvent de le faire croire), aujourd'hui à Metin Feyzioglu. T'es beau quand tu t'énerves...

Et les Turcs l'aiment pour ça, précisément. Tous les opprimés ont reconnu en lui le grand "riposteur", celui qui renverse la table, celui qui venge les barbus et voilées proscrits, celui qui remet le "peuple", le vrai, au cœur de l'échiquier. Bon, ses conseillers sont plus du genre à casser son nez à coups d'encensoir qu'à convaincre les réticents de manière rationnelle, mais tant pis. Il fascine. On se rappelle tous l'ancien premier ministre Adnan Menderes, renversé par un coup d'Etat en 1960. Lors de son procès, il multipliait les marques de déférence. Trop courtois, trop respectueux, trop plan-plan. Résultat : pendu... C'est le mot clé : le peuple est "épaté" par Erdogan. Un mâle, un baroudeur. Alors, l'intellectuel qui ignore le b.a.-ba de la sociologie politique turque, a beau s'évanouir, l'électeur n'en a cure. Il l'aime et c'est tout. Autoritaire ? Ben alors ! Dictateur ? Pfff ! Ce n'est pas un parangon de la démocratie, on le sait, il le sait. C'est le porte-voix de la "majorité silencieuse". Et c'est déjà ça. Voix, peu importe qu'elle soit si souvent cinglante...