Toutes les analyses montrent qu'en Turquie, la plupart des juges n'ont d'yeux que pour les intérêts de l'Etat. Défendre l'idéologie kémaliste. A n'en pas douter, si Mustafa Kemal ressuscitait, il ne pourrait pas faire partie de ce club qui porte son nom. C'est que les kémalistes sont soit hypocrites soit ignares. Il n'y a rien de plus facile que de faire parler les morts, comme on le sait. Alors, toute la vie politique, économique, institutionnelle de la Nation est agencée en fonction des "hadiths" de Mustafa Kemal. La Turquie est un pays où le Conseil d'Etat peut, par exemple, estimer qu'une privatisation s'oppose à "la conception kémaliste de l'économie". Rien que ça...
Dans le cadre de l'affaire Ergenekon, on s'en souvient, on avait embarqué intellectuels, professeurs, journalistes et même militaires. Nous voilà dans une nouvelle phase : on touche aux juges. Une affaire pour le moins romanesque : un procureur de la République d'Erzurum (le "petit") a placé en garde à vue le procureur général d'Erzincan (le "grand") ! Excusez du peu. Motif : lien avec l'organisation Ergenekon. Mais comme ce procureur d'Erzincan avait diligité une enquête préliminaire contre une confrérie religieuse auparavant, les kémalistes nous ressortent la même "salade" : le gouvernement veut décimer ceux qui luttent contre l'obscurantisme. On aurait compris si le juge du siège n'avait pas accepté de placer le procureur d'Erzincan en détention provisoire ! Parquet et siège sont donc de mèche et travaillent pour le gouvernement, comme on l'a compris...
Evidemment, Monsieur Baykal soutient les accusés; comme d'habitude. Et on a eu droit à une cascade de déclarations. D'ailleurs le CSM turc, le HSYK, a immédiatement démis de ses attributions toute une palette de procureurs. Le Président de la Cour de cassation a dit des choses, le Conseil d'Etat est à coup sûr dans les mêmes eaux. Et, s'il vous plaît, le Procureur général près la Cour de cassation, celui qui passe son temps à ficeler des réquisitoires pour enterrer le plus de partis politiques possible, a pondu une déclaration : son excellence a décidé de se pencher sur la question. Motif : dénigrement de l'institution judiciaire. Il a donc déjà forgé son analyse à laquelle il devrait normalement aboutir après enquête... Un bon départ.
C'est tout de même bizarre. Quelque chose cloche. Le HSYK s'est immédiatement réuni pour examiner la question et après avoir ni entendu le petit procureur ni diligenter une enquête préalable, il a décidé au vu des éléments dont il disposait c'est-à-dire rien (ou de la presse peut-être, la reine des preuves comme on le sait), d'écarter le "petit" et quelques uns de ses substituts trop turbulents. En France, quand les juges interprètent mal la loi, ce n'est pas le CSM qui leur saute dessus, c'est la Cour de cassation qui régule... Mais quand on ignore ce qu'est un Etat de droit, évidemment, ça part en c....... comme dirait un homme forcément grossier. Allez, voici la clé de compréhension : c'est que le petit juge (ou le "bon juge d'Erzurum" ?) s'apprêtait à interroger le général de la troisième armée, celui qui a, d'emblée, averti qu'il ne saurait être à la disposition de la justice... "Ah, elle doit s'éclater la doctrine dans ce pays !". Ben voyons. Comment un général d'armée en exercice (on avait compris pour les retraités) peut-il être attrait devant la justice de droit commun ! Hasbiyallah...
Les seigneurs de la République sont dérangés un par un. Bien. C'est qu'il faut gémir pour enfanter. La démocratie arrive. Le HSYK qui est censé garantir l'indépendance des magistrats et qui est théoriquement composé de pointures en droit, se révèle être un organe qui chasse les juges qui dérangent trop. En 2005, un procureur avait été démis de ses fonctions et interdit d'exercer la profession d'avocat en sus pour avoir osé évoquer dans une ordonnance de renvoi, le chef d'état-major de l'armée de terre. Et en été dernier, on avait assisté à de houleux débats entre les membres du HSYK (qui sont choisis par les Cours suprêmes dont les membres sont eux-mêmes nommés par le HSYK, voilà bien une logique) et le ministre de la justice, président de droit de cet organe. C'est que les juges du HSYK voulaient absolument débarquer les juges en charge de l'affaire Ergenekon...
Chacun agit par réflexe, en réalité. Personne ne va au fond des choses. La superficialité est de mise, c'est l'humeur et les présupposés idéologiques qui déterminent la réaction. En réalité tout le monde peut se mettre d'accord sur un fait : la justice n'est pas impartiale. Même le très étatiste CHP qui défend aujourd'hui le HSYK avait produit des rapports en ce sens. Le problème est que les kémalistes ne veulent pas que les réformes soient assurées par le gouvernement AKP car ils doutent de sa sincérité. Certes, toute personne est présumée innocente; mais de là à nier d'emblée la possibilité d' "embarquer" un juge, c'est inacceptable. L'infaillibilité n'appartient qu'au Saint-Père. Et encore je suis gentil...