dimanche 7 février 2010

Nuagerie

Les Turcs de France (pour faire court) ont une grande chance, en réalité; c'est que leurs deux pays se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Pas le niveau de développement ni le standard démocratique, évidemment; que nenni ! Les préoccupations sont identiques. C'est que ce sont les deux seuls pays qui prennent trop au sérieux le regretté Rousseau. Un lémure.

Le Premier ministre turc nous a appris dernièrement que son épouse qui voulait rendre visite à un malade illustre, le comédien Nejat Uygur, qui avait été admis en 2007 à l'hôpital militaire, avait reçu un "veto" de la part des médecins. Des médecins-officiers. La raison est évidente : Madame n'entrait pas dans les "canons" de la "femme voilée" promue par le régime kémaliste. Puisque comme on le sait, les grands prêtres du kémalisme ont inventé un distinguo qui classe les femmes voilées en deux catégories : celles qui portent un "turban" qui cache le cou et celles qui portent un "foulard" posé grossièrement sur la tête et noué à la va-vite au-dessous du menton. Le turban est banni car vu comme le symbole de l'obscurantisme (malgré les travaux de Nilüfer Göle, les militaires croient dur comme fer qu'il s'agit d'un signe réactionnaire) et le foulard encensé car traditionnel; "le fichu que portaient nos grands-mères" va même jusqu'à déclarer la vulgate officielle. Il s'avère que ce fichu sonne démodé pour une jeune fille de 20 ans ou une dame d'un certain niveau. Seules les campagnardes en ont l'apanage et Sa Majesté la reine Elisabeth II...





Ainsi quelque trois ans en-deçà, des militaires dont le chef est hiérarchiquement soumis au Premier ministre avaient barré la route à l'épouse de ce dernier. Il n'a révélé cet incident qu'aujourd'hui. "Histoire de ne pas attiser les haines à l'époque" se justifie-t-il. Ca ne passe pas, visiblement. Maladif, encore une fois. Une erreur. Même Nuray Mert, celle qui avait fait papoter la Turquie pendant quelques jours avec sa théorie de la "dictature civile", en est indignée; il faut dire qu'elle a toujours soutenu les droits de l'Homme. Elle tresse des couronnes à la "Second Lady", Emine Erdoğan : une "femme républicaine", elle serait. Peut-être. Et classieuse, aussi. En tout cas, comparée aux anciennes Dames du pays telles que l'ombre Madame Demirel, la squelettique Madame Ecevit (une vraie femme de gauche pour le coup, elle mange peu, ne se farde jamais et s'habille comme un sac) ou l'inconnue Madame Baykal, il n'y a pas photo...



Et en 2002, lorsque l'actuel Président de la République était Premier ministre, le général qui assurait le secrétariat du Conseil de sécurité nationale lui avait "quémandé" de bien ôter le voile de sa femme; et celui-ci avait alors répondu : "c'est son choix". Un homme urbain, assurément, il daigne répondre à cette ineptie. "Je lui aurais foutu une patate, moi !". Mais ce fut une "réponse virile" à en croire un communiqué de la Présidence. Gül a tenu à le préciser; histoire de ne pas confondre politesse et servilité. D'ailleurs, les généraux boudent toujours les cérémonies qui se déroulent au Palais présidentiel lorsque les épouses sont invitées; non non leurs femmes sont bien modernes, là n'est pas le souci; c'est que la maîtresse de maison, Madame la Présidente, est trop voilée, oh là là... "En plus elle avait balancé son pays à la Cour européenne cette garce !", "elle a raison, c'est fait pour balancer son pays, la Cour européenne"...


C'est que les femmes voilées, qui sont entre parenthèses les mères des soldats qui sont appelés au martyre pour défendre la Patrie contre les terroristes kurdes, sont considérées comme des épouvantailles. Le citoyen lambda a le coeur serré, évidemment, devant la haine des militaires mais il ne peut rien; c'est que la conscience démocratique ne naît que dans les cerveaux "boostés" (je sais mon brave, je suis en tort) par un estomac bien rempli. Elles ne peuvent pas mettre les pieds dans les casernes; par exemple, pour les cérémonies de fin d'année ou de mariage. C'est comme ça. Le seul lieu où l'on croise militaire et mère voilée bras dessus bras dessous, c'est à l'occasion des prières mortuaires des martyrs...

La France aussi a décidé de s'intéresser de plus près au fichu des dames musulmanes. On a sorti les règles, compas et autres instruments; on a ouvert les livres de fiqh aussi; et la République, toute joyeuse d'avoir fourré son nez dans un codex religieux, a pu décréter le plus sérieusement du monde que le voile intégral n'était pas une obligation de l'islam. On s'occupe comme on peut. Les élections approchent, les Français ont peur, les politiques se doivent de reprendre les verges. On botte les musulmans, comme d'habitude. Ces derniers n'osent pas trop répondre; il faut "apaiser" leur a-t-on sommer; par les instances représentatives des musulmans elles-mêmes. Dès lors qu'un citoyen français musulman veut exprimer son exaspération, il est rattrappé par son affiliation confessionnelle. On entend alors un grand chut ! qui vient du CFCM. "Doucement waladi, il ne faut pas susciter la peur"...

On ne demande jamais à ceux qui ont peur, aux peureux, d'aller consulter, par exemple. De faire une thérapie. Si les Français tremblent à la vue d'un barbu ou d'une voilée, il leur appartient de se calmer. Pas de demander à l'Autre de disparaître du décor... On n'a pas atteint la maturité démocratique, assurément. On se préoccupe toujours de la vêture, du physique des uns. On le voit en Turquie : les militaires sont prêts à bombarder des mosquées, à déclencher des conflits internes pour sauvegarder "leur" conception de la laïcité, qui n'en est pas une en réalité. Or l'Etat n'a pas à qualifier la relation qu'une femme a avec sa chevelure; "c'est dingue tout de même !"

Les politiques auraient pu être, comment dire, un peu plus énergiques; un "ça va chabler !" aurait été tellement joli à entendre. "Laissez les musulmans, à la fin !", par exemple. Quand la judéité est prise à parti, c'est la bronca immédiate ; le Premier ministre Fillon a fulminé et dénoncé "les mots qui blessent, qui trahissent la vulgarité de la pensée". Je n'en suis pas jaloux, non non, j'en suis fier. Mais si on pouvait s'indigner plus équitablement... C'est qu'on a entendu Brice, Nadine, Pascal, André et même Jean-Claude avant Georges... Des "déclarations malencontreuses" a seulement lâché le Sieur Besson.

Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe avait pondu une déclaration le 1er juillet 2009 : "Déclaration sur les droits de l'homme dans des sociétés culturellement diverses". Des choses intéressantes, on y lit; "la diversité appelle la tolérance et l'interdiction de la discrimination, et elle ne peut être invoquée pour justifier des atteintes aux droits de l'Homme"; "aucune pratique ni tradition culturelle, religieuse ou autre, ne peut être invoquée pour empêcher des individus d'exercer leurs droits fondamentaux (...)". De la paperasse, assurément...

Qu'est-ce que nous sommes, nous autres musulmans ? Des invités qui s'attardent ? Des parents pauvres ? On mendie le respect... Une femme voilée (simple voile) se présente à la députation et voilà que la République lui marche dessus; j'avais dit que la prochaine étape serait d'insulter le simple voile. On y est. Il y a un "sentiment de menace" comme dirait l'autre. Eh bien osons : nous, musulmans, nous nous sentons également menacés, apaisez-nous. Pour une fois...