mercredi 24 février 2010

Eloge du soufisme

C'est qu'il y a un tremblement de terre, en Turquie. La justice s'est "emparée" de quelques officiers d'importance. Les anciens chefs des armées de l'air et de la marine et toute une kyrielle de généraux. Encore une fois à cause de leurs rêveries putschistes. Ils sont donc en garde-à-vue. Et le chef d'état-major des armées s'est enfermé dans le quartier général avec tous ses généraux d'armée. La Turquie a eu peur un instant : vont-ils faire un coup d'Etat ? Chacun tente de désamorcer. Un énorme pas, en tout cas.


Ainsi est l'Histoire. Il y a 13 ans, le 28 février 1997, l'armée avait fait ce qui est désormais convenu d'appeler "un coup d'Etat post-moderne" en forçant le Premier ministre islamo-conservateur à démissionner. C'est que les Turcs avaient eu peur voyant défiler des hordes d'aczimendis dans les rues. Des musulmans liés à une confrérie, portant turban, crosse et soutane. Evidemment, la République laïque ne pouvait que froncer les sourcils face à ce déferlement illégal; c'est qu'ils bravaient la loi de 1925 qui impose le port du chapeau (une autre comédie) et la loi de 1934 qui interdit le port de vêtements religieux dans l'espace public. Eh bien bonne nouvelle : la Cour européenne des droits de l'Homme vient de condamner la Turquie : l'affaire Ahmet Arslan et autres contre Turquie (23 février 2010, arrêt non définitif) :

- § 34 : "la Cour estime établi que les requérants ont été sanctionnés au pénal pour leur manière de se vêtir dans des lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques".

- § 35 : "la Cour admet que le fait de condamner les requérants pour avoir porté ces vêtements tombe sous l'empire de l'article 9 de la Convention, qui protège, entre autres, la liberté de manifester des convictions religieuses".

- § 48 : "la Cour relève d'abord que les requérants sont de simples citoyens : ils ne sont aucunement des représentants de l'Etat dans l'exercice d'une fonction publique ; ils n'ont adhéré à aucun statut qui procurerait à ses titulaires la qualité de détenteur de l'autorité de l'Etat. Ils ne peuvent donc être soumis, en raison d'un statut officiel, à une obligation de discrétion dans l'expression publique de leurs convictions religieuses".

- § 50 : "La Cour relève enfin qu'il ne ressort pas du dossier que la façon dont les requérants ont manifesté leurs croyances par une tenue spécifique constituait ou risquait de constituer une menace pour l'ordre public ou une pression sur autrui".

- seul le juge serbe Popovic a émis une opinion dissidente eu égard au "cadre remarquablement complexe de la vie sociale de l'État défendeur". Toujours le même refrain : l'ordre institutionnel turc serait menacé par le fondamentalisme. Faux, évidemment. Il n'est tout de même pas mieux placé que Mme Işıl Karakaş, la juge turque qui n'a rien trouvé à redire... Un petit salut aux laïcistes français s'impose. Adieu loi contre le niqab... (même si la Cour serait "cap" de nous surprendre si un jour...).


L'Etat turc, dans ce genre d'affaires, ressort toujours le même argument : les confréries sont dangereuses. Elles veulent renverser le régime laïque. Un bobard. Ce n'est pas la dangerosité qui gêne l'Etat, c'est l'islam confrérique. Pas très moderne. Et comme un bon républicain turc a toujours honte du voile, de la barbe, du chapelet, notamment face aux Européens, il est méprisant. Car lui, il est moderne. "Çağdaş". La modernité étant jaugé, dans sa petite tête, à l'aune de la vêture. C'est comme ça.


Qui dit confrérie (tariqa) dit soufisme. Et personne ne me convaincra du fait qu'un soufi authentique puisse être un fanatique. Etre musulman, en réalité, c'est entrer dans une "carrière". Profession : musulman. C'est qu'il faut lever les yeux vers le haut, ne pas se contenter de sa "station" actuelle. Le "maqam" disent les soufis. Il faut s'élever. Ca tombe bien, il n'y a pas de plafond de verre dans l'islam.


Evidemment, l' "ascension" demande effort. Bûcher. Vouloir, c'est pouvoir. En matière de religion, l'ancienneté n'a, en soi, aucune vertu. Comme on le sait, le bonheur est l'autre nom de l'islam. Si si. C'est comme ça. Nanik, d'ailleurs. Heureux celui qui se dit musulman. Evidemment. Mais malheureusement, nous, musulmans, sommes restés trop "formalistes" : prière, jeûne, pèlerinage. Presque personne ne s'intéresse au Mystère. Le Miel. Beaucoup de fronts "munâfiq" souillent les tapis des mosquées.


D'où l'importance du soufisme. Craindre mais aimer Dieu. "Un au-delà de la simple foi" comme le dit Eric Geoffroy (Le soufisme. Voie intérieure de l'islam). Les Turcs connaissent tous Rûmî. Le fameux Mevlana. Le maître. La saveur que procure la lecture du Mathnawi est un fait. Et que dire de Rabia Adawiyya, celle qui veut brûler le paradis et éteindre le feu de l'enfer. Elle a tout compris. Et Hallaj, le martyr : "je suis le Réel" c'est-à-dire Dieu ! Evidemment ces choses ne se comprennent pas avec un cure-dent dans la bouche. Le Temps, encore une fois. C'est qu'on oppose souvent "fuqaha" (juristes) et "fuqara" (pauvres). Les "pauvres", ceux qui veulent percer l'énigme. Ceux qui "voient" des choses, en somme. Des "fous". Ce n'est pas un hasard si en turc, "deli" (fou) et "veli" (ami de Dieu) ont partie liée. Ceux qui soudent le "moi" au "Haqq".


Bref, des choses étranges; compliquées; voire hérétiques. Mais avoir peur des soufis, voilà bien une mauvaise analyse. Au-delà de l'inculture, il y a désinformation. On assimile souvent soufisme au pouvoir sans borne du cheikh, à l'alcool (sic !), à des cérémonies étranges. Le musulman qui n'aspire pas à être soufi en "fin de carrière" n'a rien saisi. Le séidisme est l'attribut d'autre chose; pas du soufisme.