samedi 1 janvier 2011

"Les charlatans de la gravité"

Enfin. La Turquie et l'Azerbaïdjan vont recevoir leurs ambassadeurs américains. On les attendait depuis longtemps. Il faut bien correspondre avec l'Empereur. D'autant que ces deux pays turcophones croient avoir des relations "stratégiques" avec les Etats-Unis. Israël et le Royaume-Uni ont une "special relationship", c'est comme ça. Ça ne fait rien, ça viendra avec le temps. Peut-être. Les autres chefs de mission, aussi, s'impatientaient. Car l'ambassadeur du Vatican a beau être le doyen du corps diplomatique, celui des Etats-Unis est un peu le "primus inter pares". Dans les soirées mondaines, on se l'arrache. On déverse des choses; on en reçoit d'autres. Et on se croit important. C'est tout de même un bout d'Obama...


Le Sénat était en vacances, ça tombe bien; très bien. C'est que le veto de quelques obstinés bloquait tout. Et les Américains sont fute-fute; ils ont tout prévu : il faut l'accord du Congrès pour nommer les ambassadeurs. Si celui-ci rechigne, rien de plus simple : on attend les vacances parlementaires. Et on nomme par décret présidentiel, "ah mince alors, vous étiez en vac, vous n'allez pas pouvoir donner votre honorable avis, mince que mince, ça ne fait rien, à une autre fois hein, allez !"... Ça se fait en cachette, ces choses-là; la première puissance mondiale. Mais une démocratie, jeannot. On respecte le Sénat; le nom, je veux dire. Même Montesquieu en serait ébahi s'il revenait. Une séparation des pouvoirs "nickel". Sur le papier, je veux dire. Non c'est vrai, le Sénat doit quand même donner son avis, une fois réuni; mais il a un an pour ce faire. Le temps idoine pour faire des choses en coulisse; séduire ou réduire. On n'est pas élu à vie...

Le pauvre Larry Palmer a été nommé au Venezuela mais c'est le pays accréditaire qui refuse de le recevoir, cette fois-ci. Il "se la joue", le Vénézuélien; "qu'Obama rompe donc les relations diplomatiques" tempête-t-il. Larry Palmer aurait manqué de respect au Venezuela. Et l'ambassadeur vénézuélien aux Etats-Unis a vu son visa révoqué. Réciprocité oblige.


En tout cas, bonne nouvelle pour nous autres Turcs. Le brillant Matthew Bryza sera désormais en Azerbaïdjan. Avec son épouse turque; le meilleur pied de nez qu'on puisse faire à l'Arménie. Non, c'est vrai, Madame l'Ambassadrice, Zeyno Baran, est une Turque. Matthew est notre beau-frère national. Mariés en Turquie, aussi. Qu'ils sont gracieux ! Même le patriarche arménien, Mesrob II, était venu bénir le couple; allez comprendre pourquoi...



Et il aime son "second pays", Matthew. Car quand on est bien élevé, on aime sa femme et ses origines, c'est ainsi. Regarde Leonardo di Caprio; il s'est lancé dans un long marathon : devenir juif. Car ne devient pas juif qui veut. Il y a un protocole; des sueurs; des épuisements. Ah oui hein. Il faut avoir ce livre sous la main : Les nouveaux convertis de Pierre Assouline. Un peu ancien certes, mais toujours actuel. "Chez les juifs, on ne recrute pas" (p. 149). "Il arrive que le postulant jette l'éponge. Il abandonne. En cours de route. Ce qui lui fait parfois baisser les bras, c'est de constater l'énorme et flagrant contraste, pour ne pas dire déséquilibre, entre le haut niveau de connaissance et de pratique requis pour devenir juif et le bas niveau du juif moyen qui s'est uniquement donné la peine de naître d'une mère juive" (p. 153). Et bain rituel et surtout circoncision. Pour les beaux yeux de sa dulcinée.


Matthew, donc. Dans son "hearing", il en a avalé des couleuvres. Il est allé jusqu'à parler des cérémonies de mariage à Istanbul, c'est dire. C'est presque pathétique mais on appelle cela la transparence. Qui a des limites, évidemment. Car en bon diplomate, il n'a pas répondu précisément aux questions de Mrs. Boxer... Furieuse qu'elle était, elle a laissé tombé... Et il parle quelques langues, le Sieur; russe, polonais, allemand, espagnol. Madame, elle, se contente de l'anglais et du turc et avoue avoir oublié l'allemand, honte sur elle, évidemment. C'est qu'elle a étudié dans un lycée turc qui faisait cours en allemand... Et être spécialiste de l'Eurasie, du Sud-Caucase et des voies énergétiques sans maîtriser le russe, moi personnellement, je ne comprends pas. Ah oui, elle est également spécialiste de l'islam et de la démocratie, et elle ne maîtrise pas l'arabe, non plus... On appelle cela, être une grande chercheuse à la sauce américaine. En tout cas, elle est une des plus actives opposantes au projet de reconnaissance du "génocide arménien". D'où la fureur de Mrs. Boxer et Mr. Menendez.

Et voilà ce qu'en pensait le Washington Post, en septembre dernier : "Mr. Menendez, echoing ANCA's ugly propaganda, has questioned Mr. Bryza's "very close ties to Turkey"; the diplomat's wife, scholar Zeyno Baran, is Turkish-born. Yet Ms. Baran has been an outspoken critic of the current Turkish government; it is shameful that the ethnic origin of a U.S. diplomat's wife should be used against him. (After first telling us that Mr. Menendez was concerned about Mr. Bryza's wife, his office backpedaled, saying that what worried the senator was "ties to Turkish government officials." Our request for the names of those officials, and an explanation of why "ties to officials" of a major NATO ally would be of concern, went unanswered.)".


Le Sieur Menendez avait rétorqué en octobre, dans le même journal : "For the record, I stand by my position that Mr. Bryza is the wrong person for the job and have made public my hold in the U.S. Senate on his nomination. That position has absolutely nothing to do with the ethnic origin of his wife. It is based on information that I believe raises concerns about Mr. Bryza's ability to remain impartial toward Azerbaijan and Turkey, including his opposition to the recognition of the Armenian genocide by Turkey and his close ties to individuals in both governments. Perhaps it is not so unusual for a U.S. ambassador to have acquaintances in regional governments, but when those relationships affect the ability of the individual to represent the interests of the United States, it is my prerogative to withhold support of the nomination. Finally, at the core of my opposition to Mr. Bryza's nomination is respect for the Armenian people. The Armenian genocide was one of the great atrocities of modern history. We should not be sending a top diplomat to the region who does not support recognition of what is considered among historians to be the first modern genocide. Nor should The Post label the Armenian National Committee of America as "noxious" simply for demanding recognition of this historical fact".


Le parlementaire Menendez veut les voix des Arméniens, évidemment. C'est son droit. Il fait du lobbying pour faire passer la résolution. Et il sait très bien qu'une reconnaissance nuira, qu'on le veuille ou non, aux relations turco-américaines. Et personne ne lui rappelle les "interests of the Unites States", auxquels il tient tant. Ou alors, il "fait style". Car c'est une politique constante du Département d'Etat que de bloquer toute tentative de reconnaissance du "génocide arménien". Même Nancy Pelosi qui a tenté un baroud d'honneur avant de quitter le "perchoir", a dû battre en retraite. La plus grande défenseuse de la cause arménienne, pourtant. Et Matthew n'avait rien avoir dans cette nouvelle fin de non-recevoir, c'était juste Hillary Clinton en personne qui intervint. Une autre pro-arménienne. Mais ministre des affaires étrangères, surtout... Démocrate, qui plus est...


Le jeune Bryza a tellement accaparé le devant de la scène qu'on en oubliait Francis. Il sera en poste à Ankara, lui. Son Excellence Ricciardone. Et tu sais quoi, sa femme a étudié et enseigné dans les universités turques, une de ses filles est née en Turquie et ses deux filles ont fait trois ans de leurs études encore en Turquie, keh keh keh... Et tu sais quoi, le brave Menendez l'a aussi interrogé sur la question arménienne. Et il a enfin eu une réponse apaisante, ici. Mais il n'était pas convaincu, évidemment; alors, il a tenté : "quand vous étiez vice-ambassadeur en Turquie de 1995 à 1999, avez-vous déjà participé à une cérémonie sur le génocide arménien ?". Une question très pertinente, comme on l'aura compris : la Turquie regorge de monuments érigés en souvenir aux citoyens arméniens massacrés, en effet... Faire l'âne pour avoir du son, on disait, je crois...


Il faut le dire et le redire; c'est quand on écartera ces "péteurs d'église" qu'on retrouvera la sérénité indispensable au travail d'histoire. Une tragédie qui n'en finit pas d'être instrumentalisée. Un élu se démène pour arracher de la bouche d'un diplomate compatriote, des mots de peine. Ce diplomate fait le diplomate, à raison. L'élu fait le mômichon. Il veut absolument que son diplomate fasse repentance, presque. "Hep, on est du même bord !", "bah nan, t'es Turc maintenant, avoue le crime !". Car c'est ainsi qu'on va se croire heureux : on fouette les "para-Turcs" faute de pouvoir adoucir les Turcs. Tout ce qu'il faut pour les cabrer encore plus. On ira loin... Quand le désir de vengeance des vivants domine la quiétude due aux âmes, on ne parle plus de justice, on parle d'accoutumance; d'une maladie, en somme...