dimanche 16 janvier 2011

Men daqqa douqqa مَنْ دَقَّ دُقَّ


On l'avait croisé à Bodrum, le Raïs. En Turquie. L'été dernier. Avec sa légendaire femme. Un yacht loué à 20 000 dollars la journée. Ah oui, hein; puisqu'il faut dire du mal des sortants. Aujourd'hui, le clan a explosé, chacun essayant de trouver un point de chute. Les Tunisiens sont ingrats, mon cher. Ben Ali avait "déposé" Bourguiba, le "père de l'indépendance", pourtant. Le fameux article 57 de la Constitution. Celui qui a permis, avant-hier, au président de l'assemblée d'être "président par intérim". Le pauvre premier ministre n'a pu être président que pendant 24 heures. Il s'était rabattu sur l'article 56, lui. Moins massif. Ça ne fait rien, une petite place dans les livres d'histoire honorera son nom et sa famille. Il sera le "Abdülhalik Renda" de la Tunisie; ce dernier fut président de la République de Turquie par intérim, un jour durant, du 10 novembre au 11 novembre 1938, à la mort d'Atatürk.

Déposer le "père de la Tunisie", ç'aurait été comme chasser le "père des Turcs". Inimaginable. Astagfirullah, d'ailleurs. Que Dieu nous préserve d'avoir de telles pensées. Ils sont ingrats, on l'a dit. Alors que le père Bourguiba était celui qui avait interdit la polygamie et la répudiation. Bon, il était lui-même bigame un certain temps et avait répudié sa seconde épouse mais ça ne faisait rien, le peuple devait suivre ses réformes, pas sa "sunna". Dit en passant, la femme répudiée s'appelait Wassila Ben Ammar, arrière-grand-mère de Madame Besson. Bourguiba avait apporté la modernité; il buvait de l'eau en plein ramadan, il arrachait les voiles, il déconseillait le jeûne. Mais il se targuait en même temps de l'islamité de sa première femme, une française. Il l'avait récompensé pour "tout ce que tu as fait pour faire de mon fils un Tunisien et un musulman". Émotion...

Le père Ben Ali a fini comme le Chah d'Iran. Mais personne n'était là pour le supplier de rester. La figure du fameux pilote qui s'était jeté aux pieds du Chah a été supplantée, ici, par celle d'un pilote qui a refusé d'embarquer la famille Trabelsi qui s'affairait à s'enfuir. Les mauvaises langues disent, en effet, que Madame la Présidente et sa tribu, pompaient avec entrain, les ressources du pays.

Il avait parlé en dialectal, pourtant, Ben Ali. Histoire de communiquer avec son peuple. Après tout, il se devait de descendre à leur niveau; nécessairement bas. Car la masse ignore l'arabe littéraire. Elle l'écoute au journal télévisé et essaie de la lire dans la presse écrite. Mais ça serait tout. C'est bien pour ça qu'ils ne se comprennent pas. La faute au téléphone arabe. Le bouche-à-oreille. La phrase initiale n'a rien à voir avec la phrase d'arrivée. Et on appelle cela une nation. On a envie de hurler, évidemment. Le franco-arabe est devenu le dialecte tunisien. Encore un effet néfaste de la colonisation. N'a-t-on pas vu des pancartes en français ? Un peuple qui s'exprime dans une langue étrangère dans un moment si national, si historique, si mémorable, si intime...

On s'en souvient; en France, un député socialiste avait demandé au ministre de l'éducation de tout faire pour que le président Sarkozy ne parle plus en français "dialectal". "L'actuel président de la République française semble éprouver maintes difficultés à pratiquer la langue française. Il multiplie les fautes de langage, ignorant trop souvent la grammaire, malmenant le vocabulaire et la syntaxe, omettant les accords. Afin de remédier sans délai à ces atteintes à la culture de notre pays et à sa réputation dans le monde", M. le député demandait au ministre "de bien vouloir prendre toutes les dispositions nécessaires pour permettre au président de la République de s'exprimer au niveau de dignité et de correction qu'exige sa fonction".

Et Monsieur le ministre de l'éducation lui répondit en "français littéraire" : "En ces temps de complexité et de difficulté, le président de la République parle clair et vrai, refusant un style amphigourique et les circonvolutions syntaxiques qui perdent l'auditeur et le citoyen. Juger de son expression en puriste, c'est donc non seulement lui intenter un injuste procès, mais aussi ignorer son sens de la proximité. Ses paroles relèvent de la spontanéité et, au contraire d'un calcul, sont le signe d'une grande sincérité".

Eh ben dis-donc ! Merdoyer devient un mérite, maintenant. Car le peuple mériterait un tel langage; sincérité oblige. Et c'est spontané, coco. C'est un peu le Georges Marchais qui faisait sciemment des fautes de français pour exprimer sa "proximité" avec les Français. Merci pour nous... Même Chirac faisait exprès de parler correctement en public afin d'épater la masse. Et il réussissait. Laissons de côté de Gaulle et surtout Mitterrand, les dieux de la langue française. Et soyons juste : Jean-Marie Le Pen est le dernier dinosaure qui sait encore manier le bon français...

En réalité, Ben Ali souhaitait partir en 2014. Il l'avait dit, à son peuple : "je vous ai compris mais vous aussi, comprenez-moi !". Un rab de trois ans pour amasser plus, sans doute. Le temps idoine pour s'octroyer un article de la Constitution, peut-être. Ou le temps que sa promesse s'oublie. Eh non ! Une manoeuvre donc, il a déguerpi le jour d'après. Ultime paradoxe : le président du pays le plus sécularisé et le plus laïcisé du monde arabe a trouvé refuge en Arabie Saoudite... Un vendredi, en plus, un jour saint...

L'Arabie a l'honneur d'être un havre pour les dictateurs, comme on le sait. C'est commode : il n'y a pas de presse susceptible d'enquiquiner, ni une société civile qui appellerait à leur couper la main. Condamné à la prison à vie, Nawaz Sharif, était en exil en Arabie. Idi Amin Dada, dictateur ougandais, également. Khaleda Zia, la première ministre bangladaise, qui devait bien avoir quelque chose à se reprocher, de même. D'autres pays arabes démocratiques s'étaient également bousculés pour honorer le droit d'asile. Les Émirats arabes unis avaient accueilli Pervez Musharraf et Bénazir Bhutto en son temps, le Qatar, l'ancien putschiste mauritanien Ould Taya, le Sénégal, Hissène Habré, l'Egypte, Nimeiry (celui qui avait pendu le réformiste musulman Mahmoud Mouhammed Taha).

La France fait son coq, dorénavant. Elle a "lâché" Ben Ali; sa famille, en vacances à Paris, a été soigneusement expédiée. C'est pathétique; la France prend les mesures pour "bloquer les mouvements financiers suspects". Il y a encore un jour, la ministre des affaires étrangères insistait pour envoyer les forces françaises de sécurité dont le professionnalisme pouvait aider les forces de l'ordre tunisiennes à mater dans la dentelle...

Tous les exilés tunisiens se mettent à rêver sur le dos des "fauteurs de trouble", aussi. Les "opposants historiques" commencent à faire entendre leur programme politique et leurs recettes de là où ils sont. Les "nouveaux résistants" de l'intérieur se découvrent des c... . Les médias ne savent pas comment évoquer ce qui se passe; c'est qu'ils étaient habitués à faire des ronds de jambes. N'est pas résistant qui veut... On se souvient du fils du chah d'Iran lorsque les manifestations faisaient craindre une chute de la République islamique en 2009. Reza Pahlavi, pas l'autre, le cadet, celui qui s'est suicidé dernièrement. Reza espérait un retour. Il déclarait être en réserve; au cas où. Comme si le mot République était souillé pour un bon moment et qu'il fallait une monarchie. Cela dit, les Pahlavi ne sont qu'une dynastie toute récente. Et je pense que les Kadjars ou mieux, les Safavides ont beaucoup plus de légitimité pour monter sur le trône. "Un roi doit avoir les mêmes souvenirs que ses sujets" (Jean-Paul Sartre, Les Mouches). C'est mon côté royaliste qui s'agite...

Car vouloir la restauration de la monarchie n'a rien de répréhensible, c'est un régime politique. Et il n'a aucune raison de "puer". La famille ottomane, par exemple. Elle serait bien à la tête de la Turquie, non ? Quoique ses membres sont trop modernes pour la société qu'ils seront chargés de diriger. Tant pis; on préfèrerait la sultane Neslişah aux kémalistes complexés (un pléonasme, d'ailleurs)...

La Tunisie méritait ce changement; comme tout pays "occupé" par un autocrate, évidemment. J'avais eu quelques professeurs tunisiens à la fac. Et j'avais énormément lu la doctrine tunisienne. Ce qui m'a toujours frappé, c'est cette très belle écriture qui caractérise les francophones d'Afrique. Par exemple, lire le Sénégalais Kéba Mbaye (paix à son âme) est un vrai délice. Écouter un intellectuel africain est un des plus beaux exercices au monde. Mes professeurs parlaient peu de politique, évidemment. On les comprenait. Et on avait pitié pour eux; de si grands juristes, avait donné la Tunisie. Mais elle leur faisait peur. Il y a aussi, les Charfi, les Ben Achour, les Djaït; les grandes familles intellectuelles du pays. Yadh ben Achour, je l'ai déjà dit, est une sommité, pour moi.

Tous les dictateurs des pays arabes, qui ont tous, à y regarder de près, la même teinture de cheveux, ne pourront plus ronfler tranquillement, dorénavant. Ils ne dormaient déjà que d'un oeil. Dictature oblige : "la puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent" (Diderot, Encyclopédie, article "autorité publique"). C'est une jurisprudence quasi-constante : ça finit mal. Saddam, Ceaucescu, Ben Ali, Dadis Camara, Mengistu, Mobutu, etc. etc. Si bien que la seule question que tout le monde se pose quand un dictateur s'installe, c'est : "comment va-t-il finir ?". Hein Moubarak ? Hein Bachir ? Hein Khaddafi ? De son côté, le secrétaire général de l'OCI, qui doit sûrement siroter un diabolo fraise avec Ben Ali, à Djedda, affirme "sa solidarité avec le peuple tunisien". Merci bien.

Il faut avoir une pensée pour Mohammed Bouazizi qui, un beau jour, avec son étal, a renversé un régime qui a su tenir moins d'un mois. Il s'est sacrifié, que dire de plus. Ce n'est pas rien que de faire basculer tout un peuple du soliloque à la "causerie nationale". La Tunisie est malade. "Il y a plusieurs médecins à son chevet, modernes, traditionnels, chacun propose ses remèdes, l'avenir est à celui qui obtiendra la guérison. Si cette révolution triomphe, les mollahs devront se transformer en démocrates; si elle échoue, les démocrates devront se transformer en mollahs" (Amin Maalouf, Samarcande). Ce n'est peut-être pas si simple, si tranché. C'est pourquoi, ceux qui ont des entrailles pour la Tunisie n'ont qu'une simple prière à la bouche : bon courage.