vendredi 7 octobre 2011

Tartuferie

Certes, ce n'était pas difficile. Il fallait juste savoir lire. Le règlement intérieur de l'Assemblée nationale ne demande pas aux députés de réciter par coeur le texte qui tient lieu de serment de fidélité à la Constitution devant le "grand peuple turc". Il faut juste le déclamer. Sans détonner si possible. Et sans faute, naturellement. Mais il fallait une Leyla Zana, version 2011, pour complexifier la situation. Dieu merci, son "erreur", cette fois-ci, n'a excité personne. C'est que personne n'a voulu prêter trop d'attention à Madame. Comme une sorte de "réticence dolosive", de pâmoison, qui s'est abattue sur tous les députés, même nationalistes. La Turquie aurait donc franchi le cap des tempêtes ?

1991 : la trentenaire est élue députée (sur la liste du parti social-démocrate c'est-à-dire le CHP de l'époque, impensable aujourd'hui !). A la séance des serments, elle monte à la tribune, baisse la tête pour lire, se fait immédiatement huer (elle a un serre-tête aux couleurs kurdes assimilées au PKK), reste de marbre, continue et termine en kurde par un voeu de paix entre les "peuples" turc et kurde. Les esprits s'échauffent, on entend les claquements de pupitres et des beuglements si bien que le président de séance, un Kurde (le petit-fils du Cheikh Saïd, fomentateur d'un soulèvement kurde en 1925), doit la rappeler pour qu'elle renouvelle sa prestation. Une Zana hargneuse, des députés révulsés et un président "bon père de famille" qui essaie d'apaiser. "Dursana kız !", "attends petite !"... Une comédie qui a envoyé la "passionaria" en prison pour une décade et a reporté d'autant de temps, le nécessaire déniaisement des seigneurs turcs. Une provocation qui a mal tourné. Un gâchis pour tout le monde.

2011 : les députés kurdes du BDP mettent fin à leur bouderie "entamée" dès le résultat des élections de juin. Ils viennent siéger et jurer fidélité à la Constitution qu'ils détestent tant. Ils serrent les dents, tous, Leyla Zana un peu plus visiblement puisqu'elle achoppe cette fois-ci sur l'expression "devant le grand peuple turc". Le regard supérieur, presque patricien, lancé à une assemblée, espérons-le, un peu émue, elle a juré devant le "grand peuple de Turquie". "De Turquie" et non "turc". Un distinguo que les Kurdes souhaitent depuis les origines. Mais personne n'a tiqué. N'a voulu tiquer. La "provocatrice" de 1991, lorgnonarde, tout de noir vêtue, venait de réussir son coup; comme une lettre à la poste...




Tout le monde avait bien vu, entendu, compris, "grand peuple de Turquie", pourtant. Seuls les journalistes ont décortiqué, personne n'a suivi. Ils ont insisté, histoire de remplir les chroniques, et la présidence de l'assemblée a publié un communiqué dans lequel elle confirme (!) que Leyla Zana a bien dit "grand peuple turc". L'intéressée reconnaissant pourtant avoir dit "grand peuple de Turquie" mais par inadvertance... Avec une expression du type "le grand peuple turc", il y avait de quoi irriter une Kurde. Les qualificatifs et substantifs aussi mélioratifs ne figurent, en général, que dans les Constitutions des pays complexés, petits, ignorés du monde, peu démocratiques. Pourquoi promouvoir la grandeur du peuple turc en direction des Turcs, précisément ? Qui nargue-t-on ? Qu'essaie-t-on de prouver ?


Au lieu de s'interroger sur ces questions, certes théoriques mais vitales, la Turquie préfère se mêler de relations internationales. Se faire le porte-voix des peuples opprimés du monde entier peut-il avoir un sens alors que près de trois millions de Kurdes, les électeurs du BDP, rouspètent dans le pays ? Qui est qui, qui veut quoi, ça fait longtemps qu'on ne suit plus. On sait seulement qu'il y a un problème. Même un modéré comme Ahmet Türk appelle à l'insurrection. Son nom de famille montre à lui seul que ce qu'il faut apurer est profond. La Turquie doit solder des comptes. "L'Etat devra s'excuser un jour ou l'autre" a, pour sa part, décrété Hasan Cemal, un journaliste de renom qui réfléchit sur ces problèmes. Peut-être.


"Un peuple, six Etats" a rêvé le président Gül, de son côté. Lors d'un sommet des Etats turcophones, il a introduit la nouvelle devise de la politique étrangère. Jadis, le Président Demirel parlait sans arrêt d' "un peuple et de deux Etats" pour la Turquie et l'Azerbaïdjan. L'an dernier, une autre conférence turcique avait effectivement réuni la Turquie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhistan, le Turkménistan, l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Malheureusement, on parlait plus russe que turc. "Un peuple, six Etats". M'ouais. Comme un pied de nez. On a l'impression d'entendre les Kurdes crier de là-haut, "p'tain, ils ont rien compris, on parle de deux peuples, un Etat pour la Turquie, voilà que le Président du pays rêve d'une union turcique !".

Ah oui hein, c'est comme ça, dorénavant. On jette un regard aux Kurdes ou à ceux qui sont censés les représenter, avant d'ouvrir la bouche. "Dès fois, j'me dis mon frère, vaut mieux être nationaliste, pas de questions à se poser, pas de neurones à se triturer, on reste catégorique !". La facilité, quoi. Avec des nationalistes turcs et kurdes véhéments à qui mieux mieux, on sait au moins une chose : il faut paniquer. Parce-que si chacun se met à retourner le poignard dans le coeur de l'autre partie à la moindre occasion, on aboutira de sitôt à la formule "deux peuples, deux Etats". "Ah t'es contre alors ?", "nan c'est pas ce que j'ai voulu dire, valla"... C'est ainsi : le combat de nègres dans le tunnel continue car sans le dire, le marchandage se fait sur le sort d'Abdullah Öcalan, un terroriste pour la justice, un leader pour une partie des Kurdes. L'aménagement de ses conditions de détention voire sa libération est devenu LE facteur implicite du retour au calme. Malheureusement. La logique seigneuriale a pris en otage les légitimes doléances du peuple kurde. Et nous, nous parlons de droits individuels ! Pfff... Le rebelle en chef essaie de sauver sa peau. Tout simplement.