lundi 12 mars 2012

Craquèlement

Il est une "coutume" que les musulmans qui viennent de se rencontrer, doivent respecter : non non, pas les salamalecs. Cette formule de salutation commence à concerner dorénavant tout le monde et plus spécifiquement les musulmans. Notre "coutume" est beaucoup plus doctorale et beaucoup moins quiète : il s'agit tout bonnement de s'écharper sur les prescriptions de la religion...

Celui qui a lu trois hadiths et deux sourates de plus prend les allures d'un puits de science, il lance des phrases toutes faites, chipées à droite à gauche et espère troubler l'esprit nécessairement étriqué de ses interlocuteurs. Celui qui préfère vivre aux crochets de la tradition sans se soucier de la réflexion primaire que demande toute adhésion à une doctrine, se dresse immédiatement sur ses ergots. Il rétorque à sa manière, en décochant tous les arcs que lui a préventivement procurés son maître (ou starets ou cheikh ou imam ou tout ce qu'on veut car, faut-il le rappeler, le bon musulman est avant tout un suiveur; qui a lu le Coran en entier, franchement, avant de se déclarer musulman ? Personne. Chacun suit un exégète et s'en contente). Enfin, dans ce groupe où le "docte" (l'avocat du diable, donc) et le conservateur se chamaillent, il y a toujours un tiers indécis; celui qui se range d'emblée aux côtés du conservateur avant de basculer, au fil de la discussion, vers les vues de l'hérésiarque et de revenir in fine sur ses premières pensées, au cas où, mais avec, à chaque fois, une conviction un peu plus entamée. Et ces trois types sont, en théorie, les adeptes d'une seule et même religion...

Dans ces moments précis, on a envie de compatir avec Dieu. Comment ne pas le faire, franchement ! Il en voit tellement des vertes et pas mûres qu'on ne peut s'empêcher de se figurer un dieu passablement mal à l'aise avec les scènes auxquelles il est témoin. Alors vas-y quand les femmes arabes de l'ère post-révolutionnaire supplient à leurs nouveaux gouvernants "islamistes" de ne pas appliquer la charia ! Des musulmans donc, demandent le plus sérieusement du monde, de ne pas transcrire dans les faits les prescriptions de leur Dieu auquel ils se disent pourtant très attachés ! Et ce n'est pas une simple revendication, il y a des larmes, des supplications, des avertissements, des peurs. Peur du Coran !

Évidemment, le benêt rétorquera : "t'as rien compris, dégage, ces femmes ne sont pas contre l'application de la charia, elles sont contre la notion même de charia, elles pensent que l'islam ne renferme pas de code juridique prêt à l'emploi !". Oui, ça, je le sais. Merci. Mais ce n'est pas ce point de vue qui m'intéresse. Je parle de Dieu. Une partie de ses créatures se déclarent contre l'application de son Livre sacré ! Car d'autres en ont monopolisé le sens ! Imaginons, des gens qui promeuvent l'inégalité entre les sexes, des types qui croient que couper des mains et des pieds relève de la normativité islamique passent pour ses plus fidèles lieutenants ! En somme, ils croient que dire à tout un peuple (par exemple tunisien), "allez, on revient en arrière, depuis 1956 on vit dans le péché !" est tout simplement une exigence de leur religion. Islam et réaction ! Le monde moderne a octroyé des droits aux femmes ? tant pis, Dieu veut la discrimination ! Le monde moderne a interdit tout traitement dégradant et les peines corporelles ? tant pis, Dieu veut la barbarie, des mains arrachées, des femmes lapidées !

Dieu veut, Dieu demande, Dieu impose... Dieu doit être gêné, c'est clair. Pour un sanguinaire, il passe, excusez du peu. Comment partage-t-on une même religion avec deux conceptions aussi radicalement opposées ? L'un dit "ferme application", l'autre dit "phénoménologie historique". Deux approches ou deux religions différentes ? Car ce n'est pas de la simple spéculation théologique qu'on peut faire bien au chaud, un verre de thé dans la main, des surligneurs et des tonnes de livres sous les yeux. On touche, là, à une notion fondamentale, la justice. Il ne peut y avoir de gris, c'est soit blanc soit noir. Soit la femme hérite moins que l'homme comme nous l'enseigne le Coran du VIIè siècle soit elle hérite au même niveau que lui comme nous l'ordonne l'esprit du Coran au XXIè siècle.

Si les femmes en sont toujours à des "appels pour la dignité et l'égalité" auprès de leurs gouvernements "islamistes", c'est qu'il faut pleurer. La religion révélée au Prophète pour, justement, rétablir la dignité et l'égalité, se voit rappeler à l'ordre, 14 siècles après ! Car elle est devenue le symbole de la barbarie et de l'injustice ! La conception de la justice du VIIè reste le modèle pour certains, comme si le cran n'avait pas été rehaussé depuis 14 siècles. Il faut être fixé une fois pour toute sur "notre" religion. Un des deux groupes a forcément tort. La déviation peut-elle continuer à demeurer une "des" conceptions de l'islam ? Une épuration est impérieuse. Une redéfinition de l'islam est nécessaire. Des démissions sont indispensables. Car quand mon soi-disant coreligionnaire défend la lapidation et le sang à tout prix, moi je ne comprends plus rien. Je suis de sa religion ? On s'est trompés quelque part. Nous ou eux. Il faut des excommunications, assurément.

Il s'avère que Dieu n'intervient plus depuis belle lurette et les savants ont dépouillé l'islam. Il ne reste plus que le "chacun pour soi" et le discernement. Le Prophète avait dit : "l'islam est né à l'étranger. Il finira comme il a commencé : en exil. Bienheureux sont ceux qui s'expatrient". S'expatrient dans leur for intérieur. Voilà la solution. La foi du charbonnier, les musulmans "culturels" et faussement conservateurs, par-dessus bord. Il nous faut des mystiques car comme le disait Ibn Arabi, "la Certitude jaillit des profondeurs du coeur". L'islam sera spirituel ou ne sera plus, en somme. Car on n'est plus dans les querelles d'exégèses ou dans les bienfaits de la pluralité, on est dans la recherche d'un dénominateur commun. Autant dire, au stade où il faut s'affoler...