En ces jours de Ramadan, il est conseillé de (re)mâcher la littérature religieuse. Soit pour se remémorer les données classiques perdues de vue tout au long de l'année (un conseil de lecture en passant, La prière en Islam d'Eva de Vitray-Meyerovitch) soit pour trouver des rabais qui nous auraient échappé, histoire d'adoucir les pesantes exigences de la religion. Il y a aussi ceux qui cherchent au contraire des haies de semonces et objurgations religieuses qui endurcissent la vie, ceux qui vivent avant tout pour et par le formalisme mais ils sont marginaux. Heureusement, j'ai envie de dire mais on me rappelle à l'ordre; chacun sa vie, en effet...
Il est ainsi habituel, en ces jours donc, d'entendre parler de l'ijtihâd. Cet "effort cognitif" qui vise à refouiller dans les cartons pour trouver de nouvelles poussières. 14 siècles plus tard, on a évidemment droit à des tornades de moutons. Précisons pour rester savant et pédagogue (n'est-ce pas), qu'en réalité, l'ijtihâd n'a pas été "conçu comme principe d'évolution du fiqh" mais comme un "outil de mise au jour des statuts légaux". Gare donc ! Mise au jour et non mise à jour (Eric Chaumont, "Quelques réflexions sur l'actualité de la question de l'ijtihâd", in Lectures contemporaines du droit islamique sous la direction de Franck Frégosi, p. 78). Distinguo fondamental. Mais bon, passons, nous ne sommes pas à l'amphi.
Il est donc sain de faire chauffer les méninges. Car tout le monde pose, chaque année, les mêmes questions en espérant intérieurement tomber cette fois-ci sur des réponses "renouvelées". Mais voilà que la masse des théologiens fait de la résistance. Aucune évolution, même subreptice. Dieu merci, quelques-uns essaient de relever le gant et d'inviter leurs pairs à des débats (munâzara) et les fidèles à des abandons rituels. Et nous, les simples croyants, nous redoublons d'attention; car après tout, personne n'a le luxe de bouder les soldes...
Même le croyant non pratiquant, est ravi; car chose étrange, les non pratiquants sont en Turquie, ceux qui sont les plus en pointe dans la promotion de la "Réforme" si bien que ça devient un concours. L'un demande la fixation du Ramadan au mois de septembre ou de mars, histoire d'équilibrer les heures creuses et les heures bouffies. Un autre appelle à prier désormais en langue turque (toujours pédagogue, je révèle au passage que les prières se font en langue arabe partout dans le monde islamique même si personne n'y comprend rien). Même l'armée s'y était mise; c'est qu'Atatürk avait imposé cette nouvelle orientation. Atatürk, un homme qui n'était pas, disons pour rester correct, très minutieux dans la pratique (et sa prière mortuaire fut faite en turc).
D'autres se mêlent de l'iftar (repas de rupture du jeûne) gargantuesque que certains musulmans-nouveaux-riches n'hésitent pas à organiser et vont jusqu'à planter des tentes devant les salles de réception pour protester. Et ces frondeurs ne sont pas des vieux de la vieille, les véritables pieux, des barbus jusqu'au thorax, des voilées jusqu'aux dents, les plus conservateurs qui s'opposent à toute forme de démonstration et de gaspillage, non non, ce sont des "déjeûneurs" socialistes et athées... Comme le dit une personne d'esprit, ce sont les "professeurs du département d'islamophobie de la faculté de théologie de Cihangir" ou encore ceux qui perroquettent "je n'ai pas besoin du formalisme, mon coeur est pur" ("gerçek İslam’ın kendi temiz kalplerinde yaşadığını düşünmekten büyük zevk alırlar. Tabii bu büyük paye için hiçbir şey yapmak zorunda olmamaktan da")... Des cocards, comme le dirait un homme sensiblement mal élevé. Je déteste les hommes grossiers...
Pourquoi s'amuser à barber les hommes de religion pour leur arracher des fatwas libérales alors qu'on peut soi-même s'absoudre ? Bonne question. D'autant plus que dans l'islam, point d'autorité religieuse. Mais c'est assez éreintant, pour tout dire. Apprendre l'arabe (le littéraire s'il-vous-plaît !), ouvrir le Coran (parole de Dieu donc), les recueils de hadiths (paroles et gestes du Prophète), les livres d'exégèse (paroles des savants), dégager un temps fou pour l'herméneutique et enfin arriver à une conclusion. Originale si possible. Sinon on tourne en rond. Mais le fait de frapper à la porte des oulémas, c'est aussi plus rassurant. Car les oulémas sont "ceux qui lient et délient" dans la phraséologie islamique, ils endossent LA responsabilité, celle de mener le troupeau. Et on préfère toujours avoir un avis religieux sous la main lorsque Dieu établira le Tribunal dans l'au-delà. "C'est pas de ma faute, Seigneur, c'est lui qui m'a dit que je pouvais...". Tiens, par exemple, dans l'empire ottoman, Mehmet II avait estimé qu'il lui fallait tuer ses frères afin d'assurer "l'ordre public"; mais comme même un débile pouvait lui rétorquer qu'il violerait alors les lois divines, il bâtit sa Loi (kânun) sur le roc et décréta : "Quel que soit celui de mes fils à qui doit échoir le sultanat, il convient qu'il tue ses frères pour assurer l'ordre du monde. La majorité des oulémas l'approuvent. Qu'il en soit fait ainsi" (Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans XIVè-XIXè siècle, p. 152). Je le note sur mon calepin; là-bas, si les audiences sont publiques, je voudrais bien participer aux procès de ces oulémas si astucieux...
Revenons à nos moutons donc. Et aux "remises rituelles". On sait au moins une chose. Aucun théologien n'accepte de discuter sur le postulat, l'existence de Dieu, ni même d'essayer d'apporter des preuves. On croit et c'est tout. Nul ne s'aventurera à avancer la thèse aristotélicienne de la nécessité d'un Premier moteur immobile, l'argument cosmologique de Saint-Thomas d'Aquin, l'argument ontologique de Descartes, l'argument sentimental de Pascal, la postulation de Kant, l'argument physico-théologique d'Averroès ou encore la "névrose obsessionnelle universelle" de Freud. Bon c'est vrai qu'il y eut une exception. C'est qu'on avait eu un temps un mufti, c'est-à-dire l'équivalent d'un archevêque dans la théoriquement-inexistante-hiérarchie-cléricale-sunnite, annoncer à brûle-pourpoint qu'il avait trouvé le secret de l'existence : "il n'y a pas de Dieu !". L'ex-mufti Turan Dursun écrit même un réquisitoire contre la religion dont il avait été un temps le serviteur. Un serviteur précieux par-dessus le marché puisque mufti à 24 ans ! Il fut malheureusement assassiné en 1990. Un autre radical, un Égyptien, Mansour Fahmy avait fini sa vie, méprisé par tous après avoir soutenu une thèse à la Sorbonne en 1913, intitulée "la condition de la femme dans l'islam". Il avait commencé par attendrir : "Nous avons voulu être sincère malgré le déchirement que nous éprouvions à la pensée de froisser involontairement les sentiments de personnes qui nous sont chères" (p. 16). Mais il faut s'attendre à ne pas devenir la prunelle des yeux quand on écrit : "Mahomet légifère pour tous et fait exception pour lui-même (...). En une heure où il revint à sa conscience d'homme, il dut s'apercevoir qu'il lui serait difficile à lui-même de se soumettre aux lois qu'il avait promulguées au nom de Dieu" (p. 28). "Mahomet, qui, pour expliquer ses actes, fait volontiers intervenir Dieu, n'a pas manqué de raconter que le choix qu'il fit d'Aïcha lui fut inspiré par le Très-Haut" (p. 33).
Revenons à nos moutons donc. Et aux "remises rituelles". On sait au moins une chose. Aucun théologien n'accepte de discuter sur le postulat, l'existence de Dieu, ni même d'essayer d'apporter des preuves. On croit et c'est tout. Nul ne s'aventurera à avancer la thèse aristotélicienne de la nécessité d'un Premier moteur immobile, l'argument cosmologique de Saint-Thomas d'Aquin, l'argument ontologique de Descartes, l'argument sentimental de Pascal, la postulation de Kant, l'argument physico-théologique d'Averroès ou encore la "névrose obsessionnelle universelle" de Freud. Bon c'est vrai qu'il y eut une exception. C'est qu'on avait eu un temps un mufti, c'est-à-dire l'équivalent d'un archevêque dans la théoriquement-inexistante-hiérarchie-cléricale-sunnite, annoncer à brûle-pourpoint qu'il avait trouvé le secret de l'existence : "il n'y a pas de Dieu !". L'ex-mufti Turan Dursun écrit même un réquisitoire contre la religion dont il avait été un temps le serviteur. Un serviteur précieux par-dessus le marché puisque mufti à 24 ans ! Il fut malheureusement assassiné en 1990. Un autre radical, un Égyptien, Mansour Fahmy avait fini sa vie, méprisé par tous après avoir soutenu une thèse à la Sorbonne en 1913, intitulée "la condition de la femme dans l'islam". Il avait commencé par attendrir : "Nous avons voulu être sincère malgré le déchirement que nous éprouvions à la pensée de froisser involontairement les sentiments de personnes qui nous sont chères" (p. 16). Mais il faut s'attendre à ne pas devenir la prunelle des yeux quand on écrit : "Mahomet légifère pour tous et fait exception pour lui-même (...). En une heure où il revint à sa conscience d'homme, il dut s'apercevoir qu'il lui serait difficile à lui-même de se soumettre aux lois qu'il avait promulguées au nom de Dieu" (p. 28). "Mahomet, qui, pour expliquer ses actes, fait volontiers intervenir Dieu, n'a pas manqué de raconter que le choix qu'il fit d'Aïcha lui fut inspiré par le Très-Haut" (p. 33).
D'autres éminences ont préféré brasser les problématiques de façon moins provocante même s'ils ont été très critiqués. Le livre de Vida Amirmokri, L'islam et les droits de l'homme : l'islamisme, le droit international et le modernisme islamique, présente les thèses du Soudanais Abdullah Ahmet An-Na'im (disciple de Mahmoud Mouhammad Taha, pendu faut-il le rappeler) et de l'Iranien Mohammad Mojtahed Shabestari. Mon préféré reste le dernier. "Les finalités et valeurs primaires formaient l'essence de la mission du Prophète. Pour y arriver, il faut adopter la voie de la phénoménologie historique. La mission du prophète était un phénomène historique. Le regard phénoménologique nous fait découvrir deux aspects de sa mission, soit d'un côté, le coeur de la mission prophétique, l'expérience existentielle du monothéisme et de l'autre côté, le cadre socio-historique de la mission (...). Donc, à toute époque et dans toute société, il faut essayer de découvrir les conditions particulières favorables à la réalisation de l'expérience existentielle du monothéisme ou la véritable foi islamique, pour savoir ce à quoi la croyance en l'Islam nous oblige (...)". Il faut donc remplacer certaines normes coraniques par d'autres "normes qui, dans nos sociétés modernes, pourront mieux réaliser l'objectif premier du message" (p. 147).
Les savants turcs préfèrent se diviser sur les grandes thématiques. Ainsi, on sait depuis longtemps qu'il n'y a plus d'obligation d'utiliser l'arabe dans la prière (Yaşar Nuri Öztürk), que le "sacrifice du mouton" est devenu caduc et qu'il peut être remplacé par d'autres bienfaits (Hüseyin Hatemi), que l'interrogatoire des anges Mounkar et Nakir une fois le corps déposé dans la tombe est un "scénario inventé" (Süleyman Ateş), que l'interdiction du prêt à intérêt ne vaut pas pour les musulmans qui achètent leur résidence principale dans le dâru'l harb c'est-à-dire la terre non musulmane (Mustafa Islamoğlu), que l'interdiction du prêt à intérêt ne concerne pas l'intérêt des banques mais seulement l'usure extorquée au pauvre par le méchant riche (Süleyman Ateş), que la prescription du voile est un pipeau (Zekeriya Beyaz), que le jet de pierres aux trois stèles symbolisant le diable lors du pèlerinage est une invention postérieure (Bayraktar Bayraklı), et caetera pantoufle. Cette année, la "ristourne ramadanale" concernait la prière du tarawih. On s'en souvient l'an dernier, Abdülaziz Bayındır avait déjà soulevé la question mais cette année, l'ampleur du débat a poussé le Diyanet à publier un communiqué pour dire tout simplement, "la prière du tarawih existe bel et bien, fermez-là !". Cool cool...
Continuons dans l'hérésie. En master de droit des pays arabes, j'eus un professeur de droit islamique qui médusa toute la salle en déclarant : "dans le Coran, le jeûne n'est pas une obligation, c'est une option laissée au croyant; soit vous jeûnez soit vous ne le faîtes pas, auquel cas vous nourrissez un pauvre; si ce fut une prescription, Dieu n'aurait pas dit à la fin du verset 184 de la sourate 2, 'savez-vous qu'il est préférable pour vous de jeûner ?'. Cela montre bien qu'Il vous laisse en disposer". Il faut dire que ce professeur adorait semer le doute dans l'esprit de ses étudiants. Il fallait bien tomber dans le piège. Chose faite :
Assez étrangement la version anglaise et la version française du Coran, ici, ne correspondent pas: "2.184. Ce jeûne devra être observé pendant un nombre de jours bien déterminé. Celui d'entre vous qui, malade ou en voyage, aura été empêché de l'observer devra jeûner plus tard un nombre de jours équivalant à celui des jours de rupture. Mais ceux qui ne peuvent le supporter qu'avec grande difficulté devront assumer, à titre de compensation, la nourriture d'un pauvre pour chaque jour de jeûne non observé. Le mérite de celui qui en nourrira davantage ne sera que plus grand. Mais savez-vous qu'il est préférable pour vous de jeûner?". En anglais : "2.184 . ( Fast ) a certain number of days ; and ( for ) him who is sick among you, or on a journey, ( the same ) number of other days ; and for those who can afford it there is a ransom : the feeding of a man in need. But whoever does good of his own accord, it is better for him : and that you fast is better for you if only you know". En arabe : وَعَلَى الَّذِينَ يُطِيقُونَهُ ; autrement dit "ceux qui le peuvent" et non "ne le peuvent". Il n'y a pas de négation. Et la racine طوق signifie "être capable de, pouvoir" d'où le verbe أطاق يطيق signifiant "supporter". En turc : "oruca gücü yetenler üzerine bir yoksulu doyuracak fidye gerekir (...) ama oruç tutmaniz sizin için daha hayirlidir" (Mustafa Islamoglu, Kur'an gerekçeli meal-tefsir, pp. 64-65 et surtout note 4). Et voici la traduction de Denise Masson, "ceux qui pourraient jeûner et qui s'en dispensent, devront, en compensation, nourrir un pauvre". Allez en allemand pour la route : "Und denjenigen, die es zu leisten vermögen, ist als Ersatz die Speisung eines Armen auferlegt". Il avait raison ou quoi mon prof ? Ok ok, j'arrête, on va finir apostat...
C'est ainsi. Des quasi-renégats demandent une réforme de l'islam, des américains agnostiques se déclarent soufis, des musulmans non pratiquants se réfugient dans l'islam du coeur, les ouailles défient les théologiens qui se crêpent, eux, la calotte, le Diyanet confirme le tarawih mais met en avant le côté coutumier et socio-culturel, etc. etc. Chacun campe sur ses positions, chacun défend mal ses thèses et nous autres, brebis ignares, attendons conciles, disputatio et autres sentences fixées une fois pour toute. Et non ! On récolte des encyclopédies. A écrit un tafsir de 2 volumes, B va jusqu'à 12 volumes alors que C fait un pied de nez avec 22 volumes ! Tout cela pour un livre, le Coran... Et vas-y pour ne pas donner raison à Rousseau qui écrivait à Voltaire dans une lettre en date du 10 septembre 1755 : "Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir". Et quand on sait que le Prophète a déclaré "les divergences d'opinion au sein de ma communauté sont une source de miséricorde". Euh... ouais... Avec 2+12+22 volumes ? Des divergences in petto, on aurait compris mais lorsque chaque mollah fait des trouvailles après 14 siècles, on se dit que ce n'est plus la vérité qu'il recherche mais son heure de gloire. Chacun défend sa soi-disant contribution, dans son coin, dans sa chronique, dans son émission de télé. Islam déficelé, islam défait, islam éparpillé. Le fanatisme se trouve précisément chez les savants. "Ceux qui lient et délient", "ceux qui lisent et délitent". C'est bien cela. Voilà où on a abouti...
C'est ainsi. Des quasi-renégats demandent une réforme de l'islam, des américains agnostiques se déclarent soufis, des musulmans non pratiquants se réfugient dans l'islam du coeur, les ouailles défient les théologiens qui se crêpent, eux, la calotte, le Diyanet confirme le tarawih mais met en avant le côté coutumier et socio-culturel, etc. etc. Chacun campe sur ses positions, chacun défend mal ses thèses et nous autres, brebis ignares, attendons conciles, disputatio et autres sentences fixées une fois pour toute. Et non ! On récolte des encyclopédies. A écrit un tafsir de 2 volumes, B va jusqu'à 12 volumes alors que C fait un pied de nez avec 22 volumes ! Tout cela pour un livre, le Coran... Et vas-y pour ne pas donner raison à Rousseau qui écrivait à Voltaire dans une lettre en date du 10 septembre 1755 : "Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir". Et quand on sait que le Prophète a déclaré "les divergences d'opinion au sein de ma communauté sont une source de miséricorde". Euh... ouais... Avec 2+12+22 volumes ? Des divergences in petto, on aurait compris mais lorsque chaque mollah fait des trouvailles après 14 siècles, on se dit que ce n'est plus la vérité qu'il recherche mais son heure de gloire. Chacun défend sa soi-disant contribution, dans son coin, dans sa chronique, dans son émission de télé. Islam déficelé, islam défait, islam éparpillé. Le fanatisme se trouve précisément chez les savants. "Ceux qui lient et délient", "ceux qui lisent et délitent". C'est bien cela. Voilà où on a abouti...