On raconte qu'Aziz Nesin, un athée et donc un humaniste en théorie, n'en avait pas moins un péché mignon, pour le coup, irrationnel; une aversion pour les Arabes. En marge d'un colloque organisé au Caire, l'intellectuel turc ambulait dans les ruelles de la capitale pour respirer un peu, et peut-être se désencroûter, qu'il ne s'empêcha d'éructer : "heureusement qu'on a perdu ces terres", "pourquoi donc Maître ?", "t'imagines, ces types seraient aujourd'hui nos concitoyens !"... Effectivement. Une calembredaine que SOS Racisme version turque (si ça existe) n'aurait pas hésité à vulgariser en "connerie". D'autres auraient tenu un discours plus apaisant, du genre, il ne faut pas s'en prendre à Nesin mais raisonner sur la base du "Nesin idéal-typique". Celui qui méprise l'Arabe pour ce qu'il est ou supposé être. Un fataliste, un fanatique, un phallocrate, un indolent, un bâté, un sagouin. Celui qui ne mérite pas la démocratie car trop attaché à sa religion obscurantiste. Celui qui n'a pas eu l'heur de trouver sur son chemin, un Mustafa Kemal prêt à couper les ponts avec la "tradition". Celui qu'il faut conseiller au plus vite de peur qu'il s'enfonce trop dans sa religion, nécessairement lèse-liberté et étouffe-raison.
Même le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, pourtant un islamo-fascisto-terroristo-iranophilo-chariatiste comme on le sait, s'est amusé à singer le kémaliste mandarinal. Au Caire même. C'est qu'il a, tout bonnement, conseillé aux Égyptiens d'adopter la laïcité. "La laïcité, ce n'est pas l'athéisme, c'est l'égalité de traitement de toutes les religions; j'espère que l'Egypte adoptera une Constitution laïque", dixit. Voilà donc un "islamiste repenti" en train de promouvoir la laïcité. Pas n'importe laquelle, la sienne, la turque. Devant un auditoire médusé. Car le mot laïcité, ilmaniya, écorcherait l'oreille arabe. Du coup, la jeunesse égyptienne qui avait joué des coudes pour boire les paroles du musulman mais néanmoins démocrate Erdogan, a eu l'air tout chose. Les Turcs ont une expression pour souligner l'absurdité d'un discours qui n'a aucune chance d'être compris dans une enceinte, car trop allogène : "vendre des escargots dans un quartier musulman" (müslüman mahallesinde salyangoz satmak). Activité inane puisque les musulmans ne mangent pas d'escargot... (Obiter dictum : les Turcs étant musulmans hanafites, dans leur esprit, tous les musulmans sont soumis à cette interdiction alors qu'en réalité les musulmans malikites ne le sont pas).
Et surtout Erdogan donne des verges pour se faire fouetter. Car s'il pouvait appliquer cette définition (incomplète mais exacte) dans son propre pays avant d'en être le VRP en Egypte, en Tunisie et en Libye, ç'aurait été tellement mieux. La laïcité a trois composantes : d'abord, la séparation organique de l'Etat et des autorités spirituelles ce qui induit une égalité de traitement vis-à-vis de toutes les croyances et convictions; ensuite, la séparation matérielle de la législation étatique d'avec un quelconque droit religieux; enfin, la garantie de la liberté de conscience (et pas seulement de la liberté de religion car l'athéisme a également droit de cité). Malheureusement, la Turquie est un "État laïque au rabais". Les deux tiers de la laïcité sont malmenés. Déclinaison : l'Etat contrôle l'islam par le biais du Diyanet et rétribue les seuls imams, il s'immisce dans l'administration des patriarcats orthodoxe et arménien, il interdit aux étudiantes musulmanes de porter un voile à l'université, il défend aux enfants musulmans de moins de 12 ans de s'inscrire dans les écoles coraniques, il prohibe par une disposition constitutionnelle les congrégations religieuses, il se mêle de savoir si le "cemevi" des alévis est un lieu de culte ou non, il promeut le sunnisme hanafite dans les cours de religion, etc. etc. Paradoxe illogique, aucun groupe religieux n'est satisfait de cette laïcité. Les musulmans dévots sont stigmatisés, le patriarche orthodoxe se sent "prisonnier à Constantinople", les Arméniens sont sur le qui-vive et les alévis se font insulter du matin jusqu'au soir. C'est le même Erdogan qui, lors des meetings préélectoraux, faisait huer par la foule, le président du CHP Kemal Kiliçdaroglu dont il jetait en pâture l'appartenance à l'alévisme, comme si c'était une tare. Dernièrement, c'est le vice-président de l'AKP qui lia le silence de Kiliçdaroglu sur ce qui se passe en Syrie à une "connivence religieuse". Kiliçdaroglu l'alévi devait bien soutenir Al-Asad l'alaouite. Drame dans le drame, tragédie dans la tragédie, certains alévis précipiteux voulurent se défendre en anathématisant à leur tour les alaouites (les Nusayrites), des "égarés" puisqu'érigeant Ali en Dieu. Et cette fois-ci, ce furent les Nusayrites de Turquie qui rouspétèrent et appelèrent à plus de respect ! La laïcité turque, garantie de l'esprit de concorde ? M'ouais...
Évidemment, l'opportune "conversion" d'Erdogan a surpris tout le monde. Le président d'un parti qui avait été sanctionné en 2008 par la Cour constitutionnelle pour activités contraires à la laïcité se fait le chantre de celle-ci, il y a de quoi ! Sapristi ! Les laïcistes turcs doutent et extravaguent, eux qui avaient tout misé sur la stratégie d'affolement; les islamistes du pays émettent des réserves ou se lancent dans des interprétations absolvantes, du genre "mais non, il a voulu donner des gages aux Occidentaux en assurant vouloir protéger les minorités religieuses, c'est tout, Erdogan laïque, ça ne colle pas ! Astaghfiroullah...". Et surtout, les Frères musulmans se sont inscrits en faux : "chaque pays a sa propre expérience". La laïcité dans un pays arabe, franchement ! Même un régime laïque comme celui de Saddam Hussein, n'avait pas résisté à la tentation de présenter l'orthodoxe Michel Aflaq comme un musulman. Un nationaliste arabe ne pouvait qu'être musulman, n'est-ce pas ! Il fut enterré selon l'usage islamique au nez et à la barbe de sa famille chrétienne !
Et la laïcité est-elle possible sans un minimum de sécularisation ? Comment expliquer à un vieillard qu'il ne pourra plus répudier sa femme au motif que le nouveau code civil ne le permet plus ? "Pourquoi un nouveau Prophète est arrivé ?", "bah non, vieux, on est laïque dorénavant !", "et la Loi de Dieu ?", "euh..., j't'explique, le monde musulman doit passer à la conception mutazilite, tu sais celle qui dit que le Coran n'est pas incréé", "d'accord mais la Loi de Dieu ?", "bah..., c'est que... elle n'est plus, comment dire...", "vade retro satana !"... Ce fut le défi d'Atatürk, une laïcité autoritaire qui devance la sécularisation; et malheureusement, ça n'a pas marché. Car en anatolie profonde, les mariages et les divorces se font souvent conformément au droit islamique (notamment s'agissant de la dot, de la tutelle, de la restitution de la dot en cas de non consommation du mariage). Et les plus conservateurs demandent conseil aux imams pour régler leurs successions.
Et ce qui devait arriver, arriva. Le CNT libyen a annoncé que la charia serait "la source principale de la législation". Comme en Egypte. Et comme en Tunisie en réalité, car la charia est une source matérielle en droit de la famille. La "colactation" est un empêchement au mariage conformément au fiqh, le délai de viduité après un décès ou un divorce que doit respecter l'épouse est le même que celui fixé par ledit fiqh, la dot est une condition de validité du mariage comme en dispose encore une fois le fiqh, l'époux reste le chef de famille comme nous l'enseigne ce même fiqh, le régime de droit commun en matière matrimoniale reste la séparation des biens (la communauté réduite aux acquêts étant facultative) comme le prévoit encore et toujours le fiqh et ce n'est qu'en 2009 que la Cour de cassation tunisienne a décidé que l'empêchement du mariage entre une Tunisienne musulmane et un non-musulman (même Tunisien) était illégal. Mais il s'avère qu'aucun officier n'accepte de célèbrer une telle union car l'immuable fiqh s'y oppose (c'est notre professeur de droit de la famille, une Tunisienne, qui nous l'avait soufflé) ! En outre, les quote-parts en matière de succession viennent tout droit de cet inépuisable fiqh (s'il y a des enfants, le mari hérite du quart des biens de sa femme alors que celle-ci hérite du huitième des biens de celui-là). Enfin, la filiation naturelle n'est pas clairement reconnue. Conformément à..., c'est bien, tout compris...
Bref, tant que le fiqh sera vu comme un élément de la foi par les musulmans, la laïcité et la démocratie resteront incomprises et inacclimatables. Car elles postulent l'absence de discrimination, que le droit musulman, lui, institue. Ca ne sert à rien qu'un Eveillé, un progressiste, un humaniste, tout ce qu'on veut, se mette à affirmer qu'un droit qui s'inspire du Coran ne devrait plus être une option. Car la pratique sociale saura très bien contourner les canons "importés". Pratique sociale qui est le fruit du patriarcat et de l'illétrisme rémanents. La solution, alors ? Une laïcité à coups de serpe ? Non plus. La laïcité autoritaire ne sert à apaiser que ceux qui ont besoin d'être apaisés, et c'est tout. Car le "peuple profond" reste attaché au droit musulman (cf. Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d'islam).
Les "essentialistes" n'ont pas raison mais ils n'ont pas entièrement tort non plus; changement de paradigme appelle maturation; maturation implique déconstruction théorique (mutazilisme/acharisme; Coran créé/incréé; expérience existentielle du monothéisme/phénoménologie historique). "C'est tout à la fois affaire de temps et de volonté. Le volontarisme excessif n'apporte aucun résultat; le facteur temporel, lui, pose problème" (Hichem Djaït, La crise de la culture islamique, p. 330). Que disait-il déjà le sage qui nous a quittés l'an dernier : "Rien ne se fera sans une subversion des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient. Actuellement, toute intervention subversive est doublement censurée: censure officielle par les Etats et censure des mouvements islamistes". Les candidats à la "subversion" ne se bousculent pas, ne se bousculent plus. Takfîr et imprécations pleuvent... Rêvons quand même.