mardi 10 juillet 2012

Se battre de la chape à l'évêque...

Ça y est, c'est pesé : une méga-mosquée va pousser sur la colline Camlica à Istanbul. C'est une décision du bien-aimé Premier ministre. Prise sans concertation ni même consultation, comme il se doit. C'est une obsession des "hommes d'Etat", n'est-ce pas : vivre éternellement. Une construction qui, laïcité oblige, sera financée par la population puisque l'Etat turc ne fait que rémunérer les imams. On admire au passage la logique : un "décret" qui vient d'en-haut et la population qui casque pour faire plaisir au Sieur Erdogan. Le maire de l'arrondissement défend le projet, non pas parce-qu'il y croit, mais parce-qu'il est de l'AKP. Et personne ne lui a demandé son avis, il est quand même heureux...

Ceux qui ont déjà visité la "Ville aux sept collines" (eh oui, la Nouvelle Rome) remarquent une chose : au coude d'une rue sur deux, vous tombez presque systématiquement sur une mosquée. Elhamdulillah, comme dirait l'autre. Et des oratoires pullulent un peu partout, dans les centres commerciaux, dans les gares d'autobus, dorénavant dans les salles d'opéra et de théâtre, etc. etc. Bref, une profusion en complet décalage avec la pratique. Enfin, "je m'entends" : la pratique quotidienne, voulais-je dire. Car le Vendredi, c'est bondé. Et on comprend alors l'utilité de ce "champignonnage". Évidemment, les kémalistes du pays n'ayant aucune notion de pratique religieuse (j'exagère ? comment s'appelle-t-il déjà l'illustre journaliste qui confondait "ezan" et "kamet" ?), ils poussent des cris d'orfraie : "encore une mosquée alors que les autres découvrent le boson de Higgs, oh là là, qu'on étouffe dans ce pays !"... Et quand le président du Diyanet (= grand mufti) a conseillé d'ouvrir des lieux de prière dans tous les campus universitaires, ils ont enragé...

Les grandes mosquées sont, traditionnellement, bâties sur décision des Sultans : Sultanahmet, Fatih, Süleymaniye, Selimiye, etc. Et comme il n'y en a plus, Erdogan s'est dévoué pour lancer un nouveau projet. Projet confié à un architecte "de province", qui plus est. Histoire de faire peuple, sans doute. Ou populace car vu la culture artistique de l'architecte, on se demande s'il n'a pas un lien de parenté ou d'amitié avec le décideur. La mosquée va rafler tous les superlatifs : une énorme coupole qui n'a pas de précédent, six minarets dont la hauteur dépasse celle des minarets de la Mosquée de Médine et une esplanade de 15 000 m². Des conservateurs respectables ont immédiatement levé les boucliers : ça serait tout bonnement de l'impudence et une inutile démonstration de force. Soit. Je n'ai aucun titre de compétence pour juger les arguments; je sais seulement que j'aime bien la mosquée d'Al-Saleh, oui oui le satrape du Yémen :

  
Et quand les sunnites discutaient sur l'opportunité d'une nouvelle mosquée sur une colline où il n'y a pas foule, les orthodoxes et les alévis, eux, attendaient toujours. Heureusement que le "grand mufti" de Turquie a rendu visite au patriarche, Sa Sainteté Bartholomée Ier. Il l'a soutenu dans son antique revendication : l'ouverture du séminaire de Halki. "Ne t'inquiète pas pépé, on te soutient !". Merci alors. Le drame du patriarche, c'est que tout le monde le comprend et le soutient. Même le vice-président de l'AKP, l'ancien ministre de l'Education, Hüseyin Celik, a récemment reconnu qu'il avait tout fait pour satisfaire cette demande mais qu'il n'avait pas réussi à casser la réticence de "l'administration profonde". Évidemment, ce type d'ânerie passe pour un argument dans le contexte turc; le politicien est une personne, le décideur en est une autre. Comme une blague. Mais la suspicion reste de mise : pourquoi le "rêve" du Premier ministre suffit pour une mosquée alors qu'il faut jongler avec les obstacles pour enfoncer une clé dans la porte de l'institut théologique orthodoxe déjà bâti ?  
 
Eh bien comme on peut s'en douter, il n'y a aucune "raison rationnelle". Il y a des peurs, des supputations, un délire obsidional. Comme si le patriarche allait installer un nouveau Vatican et envahir un arrondissement d'Istanbul grâce aux forces ennemies. Il veut juste former son clergé, le malheureux. Il faudrait également ouvrir les "medrese" quand j'y pense, les séminaires d'imams. Toujours fermés par un article constitutionnel. Car "nids d'obscurantisme". Résultat : les imams d'aujourd'hui ne comprennent ni l'arabe ni les livres classiques de jurisprudence. Tiens, j'ai même préparé le programme : apprentissage de l'arabe, du persan, de l'ottoman, de l'anglais, de l'allemand (ou du français), du latin, du grec et de l'hébreu. Non non, sans blague; étude de l'art, de la philosophie, de l'histoire, des autres religions, de toutes les branches de la théologie (théologie spéculative, exégèse, hadiths, etc.).  
 
Et les alévis ont essuyé un nouveau refus, eux qui voulaient ouvrir un lieu de prière à l'Assemblée nationale. Le Président de ladite assemblée a immédiatement demandé l'avis du Grand Mufti turc, qui se trouve être un sunnite. Réponse : oust ! l'alévisme n'est pas une religion, c'est une branche (heureusement qu'il n'a pas dit "dissidence") de l'islam, par conséquent, leur lieu de prière c'est la mosquée, allez salamalékoum... Bref, en matière de pratique religieuse, les alévis attendent toujours, les orthodoxes rouspètent toujours et les musulmans sont partiellement comblés. Superlatif pour les uns, relatif pour les autres. Et tout cela au nom de la laïcité turque dont personne ne veut mais que tout le monde subit. On l'a dit, la politique est une chose, la décision en est une autre; le seul problème, c'est que tout le monde ignore cette caste qui est censée prendre les décisions. Du coup, le gouvernement fait les choses à moitié et se désole de sa propre inaction. A-t-on déjà vu un pays de la sorte ? Des responsables invisibles fixent des orientations et nous poussent à nous chicaner. A condition de ne pas défaire le noeud...