samedi 21 juillet 2012

Deo ignoto

C'est le mois du ramadan dans le calendrier islamique et voilà que tout le monde s'agite. Les musulmans, en tout cas les plus appliqués, vont jeûner du matin jusqu'au soir. Ils vont donc avoir les nerfs à vif. Attention à celui qui passe à côté avec une cigarette ou une bouteille d'eau. La dispute, pis, la torgnole ! Voilà le scénario classique que se fait un gus ordinaire. Les non-musulmans ou les "musulmans non pratiquants" devant subir le caprice des jeûneurs. Devant rabaisser le caquet. Devant se censurer au nom du "respect".

Là où le mot "respect" pointe le nez, il faut toujours s'attendre à une violation avérée des libertés individuelles d'autrui. C'est là une convention sociale; lorsque le vieux cherche désespérément une place pour s'asseoir, le moins vieux sacrifie sa propre liberté pour lui laisser le siège; lorsque l'interlocuteur prend la parole et pérore à volonté, on se réfrène et on ne lui coupe pas la parole, on ampute ainsi notre propre liberté de son plein épanouissement. Et on appelle cela le nécessaire "respect" qu'exige la vie en société.

Et c'est une expérience dont tout musulman peut témoigner. Au collège, au lycée, au travail, l'ami se sent obligé de ne pas mâcher une gomme, avaler un biscuit, emboucher une bouteille, boire un café et surtout fumer une cigarette. Malgré les insistances du musulman qui, non seulement, s'embarrasse de tant d'abnégation mais souhaite également jauger sa propre résistance et parfois étaler la solidité de sa foi. Une atteinte voulue donc à son propre mode de vie au nom dudit respect. Et ça ne mange pas de pain, bien au contraire, ça renforce les complicités...

Cette initiative est une chose, la "retenue imposée" en est une autre. "Ça serait bien que vous ne buviez pas devant tout le monde", "ça serait bon pour vous que vous ne vous habilliez pas trop court", etc. Autant dire des invites à l'auto-censure. Car le censeur n'est plus dans une relation d'égal à égal, il prend ses aises et conseille (en réalité, conjure) les autres de se conformer à l'air du temps, à l'ambiance sacrée du mois. Ce genre d'atmosphère ne prévaut que dans les sociétés à forte majorité musulmane : les pays arabo-musulmans et peut-être les banlieues françaises. Autrement dit, la piété des uns postule l'hypocrisie des autres...

Évidemment, si on est un adepte des libertés et de l'autonomie individuelle, on se dresse sur ses ergots et on dénonce cette intrusion. Car ce que le jeûneur qualifie pour le coup d' "impolitesse" n'est rien d'autre en réalité que la "normalité" pour le non-jeûneur. Et aucune loi ne lui enjoint d'avoir des égards pour les autres. C'est une règle non écrite, le "non-droit" comme le disait feu le doyen Carbonnier. Et on n'envoie pas un coup de boule à qui fait montre d'indélicatesse. On déplore intérieurement ce fait et c'est tout. Oui, c'est tout. Claude Lévi-Strauss qui avait peu d'estime pour l'islam estimait pour le port du voile qu'il s'agissait "tout simplement d'une impolitesse". De là à faire des lois spéciales...

Évidemment, ce n'est ni impolitesse ni muflerie que d'arborer un voile (il avait tort le grand monsieur) ou de manger devant un jeûneur. Car personne n'est obligé de vivre conformément aux souhaits, aux schémas, à la weltanschauung d'un autre. Et drôle de paradoxe mais c'est celui qui réclame politesse qui s'enfonce dans l'intolérance, une autre forme d'impolitesse. Car il oublie l'élément quintessentiel : le dé-jeûneur ou la voilée ne sont pas des âmes à sauver; ce sont des gens respectables qui ont choisi un autre mode de vie. Romae romano modo vivitur ne peut être un principe à défendre au XXIè siècle. On l'avait déjà dénoncé, lorsque les autorités (juridictionnelles ou religieuses) se mettent à parler d' "exigences minimales de la vie en société" pour qualifier en réalité "les habitudes des majoritaires", il ne reste plus qu'une seule chose à faire pour les "minoritaires" : s'en remettre au dieu des majoritaires, il a souvent plus de discernement que ses grognards autoproclamés...