vendredi 14 septembre 2012

A pisser contre le vent, on mouille sa chemise...

Il y a un malaise, pas de doute. Pourtant, selon la légende tenace, le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoğlu, ne dort pas; chez lui, je veux dire. Un avion décolle, descend, se pose, et le voilà. Toujours dans les airs. A force, on parle de tête en l'air, de doctrine d'air ou de trou d'air, c'est selon. Et le Sieur n'est pas n'importe qui hein, il a écrit des livres et articles sur ces questions; un universitaire, ma parole. Mettre un spécialiste à la tête d'un ministère, pour une fois que c'était une bonne idée, voilà le résultat. Ma pauvre abeille !

Le "professeur" (hoca) comme on l'appelle, est visiblement à bout de souffle; c'est que ses "réalisations" sont au revers de ses aspirations. "J'aurais bien voulu t'voir !", je sais, la critique est facile, l'art, difficile. Certes. Mais la tangibilité, disons, du tâtonnement de l'entreprise est telle que la critique actuelle ne semble pas être un tic d'opposant primaire.  C'est un constat : les déconcerts se multiplient et le "zéro problème" avec les voisins n'a plus lieu d'être puisque plus de voisin...

On vient de loin. Il y a encore quelques mois, la Turquie était, à ses dires, un État "policy maker", un pays qui oriente, qui inspire, qui assure un ordre, "order setting". Oh yeah ! Les Turcs le crurent évidemment, c'était poétique et tonique. A peine arrivé au ministère, il avait séduit car il avait déclaré avoir fouillé les tiroirs pour trouver un dossier sur un petit pays perdu de l'Afrique, histoire de tisser des liens, ça pouvait servir un jour. On ignore si cela a contribué à quoi que ce soit; en tout cas, celui qui disait siffler les hommes et les fins de récréation dans sa zone d'influence, se retrouve, aujourd'hui, cerné par toutes sortes d'interrogations. A-t-il encore une ossature, une vision ou navigue-t-il à vue ? A-t-il anticipé les événements ? Quand va-t-il démissionner, au fait ? Voilà où il a abouti...

C'est que ça ne va fort sur aucun front. Le vice-président de l'Iraq se fait condamner à mort par contumace, c'est la Turquie qui l'héberge; Maliki n'est plus, du coup, un pote. Les rebelles syriens sont déjà là; Assad n'est plus bien en cour. Israël serait, enfin, sur le point de présenter les excuses mille fois demandées, mais maintenant c'est Erdogan qui boude. L'Arménie, toujours en train de demander une place pour ses vieilles valises. La Grèce et "Chypre du Sud", toujours en train de soutenir tout ce qui peut enquiquiner la Turquie. L'Azerbaïdjan devient un allié stratégique et signe une foultitude d'accords mais refuse toujours de supprimer les visas et de reconnaître Chypre du Nord. Et pour comble d'ennui, avec l'Iran, la concurrence séculaire a atteint son acmé avec les menaces du chef d'état-major puis l'arrestation d'espions. L'Iran, oui, cet ingrat qui casse du sucre sur le dos de celle qui le soutint mordicus sur le dossier nucléaire.

Résultat : les mauvais calculs du Professeur sur le dossier syrien ont conduit à une résurgence des attaques du PKK. Il ne manquait plus que cela; les réfugiés sont plein les tentes, les Kurdes radicaux sont en quasi-insurrection et les bombes refont la une de l'actualité. Et cet entêtement à défier la Syrie alors que le pays est une poudrière confessionnelle verdit les moins catégoriques. La prospective a fait défaut; puisque, il faut le rappeler n'est-ce pas, au ministère des affaires étrangères, on ne trouve pas, normalement, de gens affolés; de ceux qui ont le coeur dans la bouche. Là-bas, on réfléchit et on prévoit. On ferme des portes, on ouvre des fenêtres. On vulcanise, sans doute; mais on fait dans la dentelle. D'où deux ministères distincts : celui de la diplomatie (affaires étrangères) et celui de la guerre (défense). Le premier, en théorie, ne brûle pas ses vaisseaux, à la première occasion. D'autant plus que le pays en question était un "allié stratégique" il y a encore deux ans...

C'est qu'il y a LA grande question : nos intérêts ou les valeurs ? "Les" valeurs, oui; pas forcément, les nôtres. Celles des autres, des "nations civilisées". Tout le monde rêve et c'est bien, mais il faut qu'il y ait, dans un pays, une caste qui a les pieds sur terre ou qui se dévoue à faire le rabat-joie : les diplomates. "Si on prend position contre la Syrie, c'est notre intégrité territoriale qui risque d'en pâtir, monsieur le Ministre", "oui d'accord, mais que fait-on face à ce carnage ?", "les plus délicats, ils gigotent, nous, nous mijotons !"... La latitude, voilà le sésame : si le ministre des affaires étrangères est le premier à pleurer, c'est que, forcément, il révèle sa sensibilité; et ce qui est fatal pour celui qui occupe ce siège, ce n'est pas tant de définir ce qui est le bien et le mal, c'est de révéler le gentil et le méchant. Adieu marge de manoeuvre...

Comme dirait Ziya Paşa, "Onlar ki verir lâf ile dünyâya nizâmât/Bin türlü teseyyüb bulunur hanelerinde/Ayînesi iştir kişinin lâfa bakılmaz/Şahsın görünür rütbe-i aklı eserinde". S'octroyer un titre de "grand frère" alors que c'est loin d'être le paradis chez soi n'équivaut qu'à une chose : une ânerie ! Personne ne demande à la Turquie, une puissance régionale, de baisser le diapason et de se boucher les oreilles. Mais personne ne lui demande non plus de se jeter à corps perdu dans une posture suicidaire et de s'impliquer jusqu'aux oreilles en fournissant des armes aux "rebelles" d'un pays voisin. Ça rappelle des choses; "rebelles"...

Que des acteurs divers et variés viennent haleiner en Turquie, qu'Istanbul devienne une métropole qui fourmille, où tout le monde se croise, où les Afghans et les Pakistanais papotent, où les sunnites et les chiites se serrent les mains; ce n'est pas forcément une bonne nouvelle géostratégique, on en fait autant dans un hall de gare... Devenir un modèle pour les autres, pourquoi pas; et c'est une bonne aspiration. Mais il y a des préalables; il "suffit" juste de créer, à l'intérieur du pays, les conditions propres à vous hisser au rang de "modèle" à l'extérieur de celui-ci. Et pour l'instant euh..., le degré des libertés (notamment d'expression et de conscience) n'est pas du genre à faire pâlir le voisin. Mais la "profondeur stratégique" et le "zéro problème" ont encore de beaux jours devant eux; comme on le sait, les théories, même les plus virginales, continuent à être enseignées dans les facs ou d'autres enceintes. Et le Professeur n'est évidemment pas né de la dernière pluie, c'est sans doute l'homme qu'il faut; mais il est né trop tôt, au mauvais endroit et au mauvais moment. C'est que l'Orient et le principe de Pollyanna, avec ma cervelle de minus, je ne vois pas vraiment. Sur cette terre des réflexes pavloviens, on ne rêve pas, on essaie de comprendre des "réalités" et on calcule; c'est catégorique mais c'est l'expérience des siècles, là où il y a Arabes, Persans et Turcs, il faut savoir valser. Comme le disait Cetin Altan, le Jean Daniel des Turcs, "en Occident, on fait des duels, en Orient, on tend des embuscades"...