mercredi 5 septembre 2012

Prêchi-prêcha

"Maître, avait osé mon camarade, on apprend toujours la même chose en cours, Atatürk est né, Atatürk a dit que, Atatürk a décidé que, Atatürk est mort, Atatürk topu at !!!". Et nous, hésitant entre indignation et emballement, nous écarquillâmes les yeux et jetâmes des regards obliques vers le professeur. Professeur qui s'époumonait à recopier fougueusement des paragraphes entiers de son vieux livre sur le tableau; les doigts et la chemise souillés de craie, le visage talqué comme il faut. Et le voilà en train de se retourner et afficher une de ces mines d'homme enthousiaste dont l'ardeur se dégonfle illico devant un commentaire idiot. "Tu bronches ! Hein ! Puisque tu sais déjà tout, lève-toi, donne-moi sa date de naissance, la date de son départ à Samsun, celle du congrès d'Erzurum, celle du congrès de Sivas, celle de la réforme de l'alphabet, celle de la proclamation de la République, alors, monsieur confond tout ! espèce de cornichon !"... Le professeur triomphant, nous mîmes un point d'honneur à maugréer contre le "provocateur"; "repose en paix, grand Atatürk, amen !". La nature humaine, que voulez-vous, si la rébellion triomphe, les capons se transforment en non-conformistes, si elle échoue, les non-conformistes se transforment en capons...

Nous autres, enfants de la Nation turque vivant à l'étranger, sommes, il faut le reconnaître, sensiblement gâtés par l'Etat turc en matière d'enseignement, allais-je dire, mais je corrige, de dressage. Voire de bourrage de crâne. Gâtés donc, dans les deux sens du terme. C'est que les autorités mettent en place des cours de langue et d'histoire turques (les fameux "enseignements de langue et culture d'origine", les ELCO), envoient des professeurs du ministère de l'Education et essaient de nous transmettre des bribes d'un programme qui s'axe sur la personne et la gloire de Mustafa Kemal Atatürk. Et idem en matière de religion; les imams sont chargés de veiller au troupeau turco-musulman, histoire de ne pas faire grossir les rangs des athées, agnostiques et salafistes (la question ne se pose pas quant à la concurrence des chrétiens ou des juifs, les premiers n'existant plus, les seconds ne recrutant pas). Des hussards et des soutaniers donc, louangeurs. Un battage officiel tous azimuts.

On ne pouvait mieux faire pour la synchronisation; le YÖK turc (Conseil de l'enseignement supérieur) a décidé de supprimer les cours obligatoires portant sur "les principes et les réformes d'Atatürk" et le ministre français de l'Education annonce la création d'un cours de "morale laïque". Encore la "chance" d'être Franco-Turc, n'est-ce pas, on tourne en rond... En Turquie, jusqu'aujourd'hui, il n'était pas considéré comme anormal de suivre, dans chaque faculté, je dis bien dans chaque faculté, un cours sur les "principes et les réformes d'Atatürk". A priori, l'intitulé semble bien didactique mais ayant moi-même goûté à l'enseignement d'ELCO, j'ai une certaine appréhension sur le contenu; comme les cours de "culture religieuse" qui aboutissent, dans la pratique, à apprendre par coeur aux élèves des sourates et la manière de prendre ses ablutions et de faire la prière...

Évidemment, arrivé à la fac, si on ne connaît toujours pas l'oeuvre du grandissime père de la Nation, c'est qu'on a vécu connement son enfance et son adolescence, passez l'expression. Car il faut vraiment le vouloir pour passer à travers les mailles; les bustes, les odes, les portraits, les chronologies, les "coins Atatürk" sont partout. Et ce n'est pas qu'il faut escamoter celui-ci et sa politique, non non, que Dieu nous en garde, il faut simplement "calmer sa joie" et enseigner sereinement la période, sans verser dans l'idéologie. Rappelons que dans un pays où un professeur d'université a dû batailler des années devant la justice pour avoir dit "cet homme" en parlant de M.K, on n'attend aucun esprit critique venant de l'élève. Des séances de transe presque, où le professeur n'explique rien du tout, où tout le monde obtient la moyenne (comment peut-on ne pas valider cette matière !). Et quelle est la logique d'apprendre une énième fois cette dictée en fac de chimie ou de sport, par exemple ? Aucune, si l'on en croit le calibre académique des universités turques; alors, apprendre les principes d'Atatürk, en tête desquels arrivent la libre pensée et la modernité occidentale, avec un tel format, euh...

On se rappelle la polémique, en France, sur l'intégration des mémoires de De Gaulle dans le programme de littérature. Le monde tourne à l'envers, là-bas, on proteste la suppression des "mémoires" d'Atatürk, ici, on se déchirait pour adopter ceux du Général ! Et ce, en lettres et non en histoire ! Un cours qui traite des faits, des personnes ou des notions n'a rien de répréhensible, le problème émerge lorsque l'Etat instaure un enseignement susceptible d'orienter la conscience de l'élève vers une doctrine précise. Car l'Etat n'a aucun titre de compétence pour ce faire. Le cours n'est pas fait pour délivrer des qualificatifs mélioratifs à qui que ce soit, on tomberait dans une pratique illégitime, il y aurait usurpation sur les droits des parents. Ces derniers, seuls, peuvent "inculquer", "styler", "inoculer" ou "vacciner".

Les valeurs de justice, d'équité, de respect, de bravoure, de modernité, de bien, de la personne humaine, etc. ne s'apprennent pas sur les bancs de l'école; encore cette manie de disqualifier le rôle des parents, de déresponsabiliser ceux qui doivent être aux premières loges. Consécration, sans doute, d'une réalité sociologique : les liens familiaux tendent à disparaître et on craint des générations de déboussolés. Le raisonnement est clair : quand l'enfant dévie, il passe devant le juge en cas de violation d'une règle juridique ou il subit l'opprobre publique quand il enfreint une règle de bienséance. On peut, en revanche, dispenser des cours de "droits de l'Homme" non pas tant en raison de l'angélisme droit-de-l'hommiste mais plus prosaïquement d'un devoir d'avertissement. Le repêchage des âmes n'est pas un service public, la garantie de la liberté individuelle en est un. Laissons donc l'axiologie aux parents et aux philosophes, établissons un programme d'initiation au droit des droits de l'Homme. Dans une démocratie, on ne se conforme pas à des valeurs, même communes, on respecte les droits d'autrui. Car ces valeurs communes finissent toujours par se nourrir exclusivement des valeurs des majoritaires. "Morale" de l'histoire : on n'explique que ce qui est susceptible de punir; or, la morale ne punit pas, elle condamne... in petto.