dimanche 21 décembre 2008

www.ozurdiliyorum.com

Le tracassin dure depuis quelques jours; depuis qu'une poignée d'intellectuels (que l'on qualifie, sans prétention aucune, d'"aydın" en Turquie, littéralement "lumière"!) ont demandé pardon aux Arméniens pour les souffrances qu'ils ont endurées depuis l'Evénement jusqu'à nos jours du fait de l'omerta imposée. Il y a notamment le "M. Europe" de la Turquie, Cengiz Aktar; le sociologue qui enseigne à l'Ecole des hautes études en sciences sociales en 2008-2009, Ali Bayramoğlu; l'économiste, enseignant à la Sorbonne Ahmet Insel; Baskın Oran, le politiste dont la fille, Sırma, avait refusé de reconnaître le "génocide arménien" pour pouvoir figurer sur la liste municipale socialiste à Villeurbanne. Et encore, et encore. Environ 15 000 signataires à ce jour.


Le texte, sobre mais net, est le suivant :

"1915'te Osmanlı Ermenileri'nin maruz kaldığı Büyük Felâket'e duyarsız kalınmasını, bunun inkâr edilmesini vicdanım kabul etmiyor. Bu adaletsizliği reddediyor, kendi payıma Ermeni kardeşlerimin duygu ve acılarını paylaşıyor, onlardan özür diliyorum".


"Ma conscience ne peut pas accepter que l'on reste indifférent et que l'on nie la "grande catastrophe" subie par les Arméniens ottomans en 1915. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes frères et soeurs arméniens. Je leur demande pardon".


"I cannot accept in my conscience the insensitivity toward the Big Disaster that the Ottoman Armenians were subject to in 1915 and the denial of it. I refuse such injustice and I do apologize to my Armenian brothers and sisters, share their pain".


C'est toujours difficile de dépoussiérer le passé. En France aussi, on a connu ces résistances : Mitterrand, dans sa logique, refusait de pleurer pour les fautes commises par un "régime illégal". Et Sarkozy n'est pas un adepte de la repentance tout comme Chirac. "Oui mais ne faites pas ce que l'on fait, faites ce que l'on dit, allez reconnaissez, vous !"


Les références aux "origines" sont courantes dans cette contrée : lui, il a l'air mystérieux, il doit être Sabbatéen, l'autre a l'air de savoir pas mal de choses sur la sécurité de l'Etat, il doit être caucasien, un autre conteste trop, il doit avoir du sang arménien, etc. Les engueulades sont toujours l'occasion de voir fuser des "noms d'oiseau" : "ermeni", "yahudi", "sabateist", "papaz", etc. Les versions turques de "bougnoule", "raton", "feuj"...


A peine le calame posé, un déferlement vindicatif a grondé. Stylos contre stylets. "Qu'est-ce que tu fais ?", "euh... rien, j'écris une lettre...", "citrouille, dégage, c'est quoi un stylo d'abord, les hommes ne pleurent pas chez nous, ressaisis-toi ou j't'éclate". Les militaires, des ambassadeurs en retraite, les nationalistes, le Premier ministre, le Président de l'Assemblée ont critiqué l'initiative. Si bien que l'on a retrouvé dans le même panier, nationalistes, autoritaristes, conservateurs, islamistes. Comme quoi les "grandes" problématiques nationales créent toujours l'union nationale.


Mais, du coup, qui sont ces "revendicateurs malappris" ? Seul le Président de la République a refusé de mettre en garde, "notre pays est un pays démocratique où toutes les pensées, opinions et idées ont droit de cité". Bravo, que dire. Mais la normalité ne pouvait passer comme ça, il fallait des aboiements.


La "chienne de garde" en chef était donc à l'oeuvre; la députée Canan Arıtman, du CHP (un nom qui se rapproche étrangement du verbe "arıtmak" : nettoyer, purifier) : "le Président est un traître, il parle de démocratie, qu'est-ce qu'il veut dire par là ! Faites des recherches du côté de sa mère, vous verrez pourquoi il cautionne l'initiative". Le mot est lâché; la colère est un vrai piège mais bénéfique parfois, on apprend des choses sur l'inconscient. C'est une harengère orde, complètement toquée et indigne. Drôle de conscience; réplique bizarre : vous dites votre sympathie pour les victimes, on vous demande "ah je ne savais pas que t'avais des origines arméniennes". S'il faut épouser toutes les nationalités des victimes dans le monde, il n'y aurait plus eu d'humanité. Trop complexe pour la tête simple. Mais Deniz Baykal, le berger, a essayé de calmer sa députée, elle est encore plus féroce : "je vais lui balancer mes babouches à la première occasion, au Président". Baykal est dans sa période de récolte, on prend tout ce qui bouge, élection oblige. Il n'a pas insisté davantage...


Un des arguments les plus auto-accusatoires est le suivant : "et pour les anatoliens égorgés par les milices arméniennes en 1916-1917, et pour nos diplomates victimes des terroristes de l'ASALA dans les années 1970, qui va demander pardon, hein ?" Une reconnaissance directe de la "faute" en réalité; oui nous avons fauté mais vous aussi, alors si l'on demande pardon, vous aussi, vous devez le faire. L'on sort de la négation pour tomber dans une question de préséance... Il y a eu 1915 avant 1916, à ma connaissance. Et quand on pense que la Turquie est la mère du projet de "la plate-forme pour la stabilité dans le Caucase"...


Le mot "pardon" est sans doute excessif; mais la pensée suffit. Et chacun y va de son air : "regarde, j'écrase une larme, mille pardons", "jamais, t'entends, jamais je m'excuserai, va cracher sur les tombes de ceux qui l'ont fait". Le mot "génocide" n'apparaît pas puisqu'il n'existait pas à l'époque des faits. Mais à bien lire Raphaël Lemkin, on comprend qu'il a été influencé par les crimes commis contre les Arméniens en 1915 (et par l'assassinat de Talat Paşa en 1921 à Berlin).


Que l'on écrase une larme ou que l'on postillonne, le fait est là : l'arc-en-ciel ottoman n'a plus d'éclat. On a le droit de se désoler, c'est tout.