samedi 20 mars 2010

Des regrets au moins !

Il faut savoir s'exprimer, assurément. Le bon diplomate est celui qui dit une chose grosse de plusieurs choses; l'un doit comprendre oui, l'autre non et le tiers, peut-être. Et c'est ainsi que les affaires de ce monde avancent; grâce à des subtilités. Une hypocrisie organisée. Mais tout le monde est content car la vérité passe mieux lorsqu'elle n'est pas enfermée dans une phrase classique sujet+verbe+complément. En politique, c'est autre chose; il faut être clair quitte à ne pas répondre principalement à la question posée : c'est ce que l'on appelle la "langue de bois". Mais il faut bien se faire comprendre; on ne parle pas à son peuple dont on considère que l'intelligence est moyenne comme on parlerait à la tribune de l'assemblée générale des Nations-Unies.


C'est que le Premier ministre turc a voulu dire des choses; sensées selon lui mais abjectes selon tout le monde. A un journaliste de la BBC qui l'invitait à déclamer la colère classique des Turcs en pleine saison des reconnaissances du "génocide arménien", il a lâché en plus : "bon, ça commence à bien faire maintenant, nous avons 100 000 Arméniens d'Arménie qui vivent sans papiers et qui travaillent au noir en Turquie, si ça continue, ce sont eux qui vont en pâtir, on pourrait les renvoyer chez eux" !


Tayyip Erdogan semble être une chance pour la Turquie. Il essaie de démocratiser. Mais il divague aussi; c'est que lorsqu'il n'a pas ses notes devant lui, il est rien. Il a la malchance de penser par lui-même et de débiter des bêtises en branche. "Si tu n'aimes pas ta patrie tu dégages" pour les Kurdes (alors qu'il venait tout juste de reconnaître que, dans le passé, la Turquie avait eu une politique fascisante à leur égard), "les musulmans ne sauraient faire de génocide" pour soutenir Omar (alors qu'il venait de lancer son fameux "one minute" à la face du président d'un Etat dont il avait dénoncé le "terrorisme d'Etat" et même le "génocide" contre les Palestiniens), "il faut se débarrasser de l'idéologie unioniste" ("ittihatçı zihniyet") en référence aux partisans du Comité Union et Progrès assimilé à un mouvement autoritaire alors qu'il soutient directement leur politique en refusant d'exprimer au nom de l'Etat turc des regrets non pas pour ce qu'aurait fait l'empire ottoman (comme le dit la référence dans ce domaine, Nicolas Sarkozy, "on ne peut pas demander aux fils de s'excuser des fautes de leurs pères") mais pour avoir refusé si vivement de reconnaître la faute des Unionistes. Et voilà donc cette nouvelle perle qui prend sa place dans le chapelet.


Bon et mauvais, il est. Aucune constance. Deniz Baykal, lui, on sait : il est mauvais. Un doyen de la politique, aime-t-on le qualifier. Mais il n'a rien apporté à son pays sinon la désolation et les crises permanentes qu'il suscite. Erdogan apparait souvent comme plus volontariste. Il semble faire de la politique pas pour faire carrière mais pour apporter quelque chose à son pays. Jadis Turgut Özal, le premier ministre et président de la République libéral, respectivement de 1983 à 1989 et de 1989 à 1993, l'avait dit clairement : "si je perds les élections, j'arrête la politique, je n'ai pas de temps à perdre dans l'opposition". Erdogan avait affirmé la même chose il y a quelques semaines; il envisageait plutôt de diriger une fondation que de ne rien faire dans l'opposition.


Heureusement Deniz Baykal n'a goûté que quelques mois du pouvoir. Il a fait carrière dans l'opposition. C'est déjà un exploit : dans les pays démocratiquement matures, quand on perd des élections tout le temps, on quitte la présidence du parti sinon la vie politique. Le Sieur Baykal perd tout le temps mais ne s'en va jamais. Il a reculé une seule fois; mais on a compris par la suite qu'il ne faisait que prendre de l'élan...


Une perspective d'expulsion, donc. Une bourde, cela s'appelle. Une bêtise. Une inhumanité. Une ignominie même. Exploiter la misère des citoyens d'Arménie sur le sol turc pour "troquer". Réfléchir à une nouvelle "déportation", en somme. Un joli message pour le centenaire. Le détestable Onur Öymen proposait également de donner une raclée à l'Arménie et la non moins sinistre Canan Arıtman revendique la "maternité" de ce projet d'expulsion; Öymen et Aritman sont de gauche, juste pour rappel...


Le célèbre journaliste Cengiz Çandar (il appartient à une des plus vieilles familles de l'empire ottoman, les Çandarlılar qui étaient déjà là à sa fondation au 14è siècle), qui en bon libéral soutient fréquemment le gouvernement, a demandé au Premier ministre de formuler des excuses pour ces derniers propos. Celui-ci vient de lui répondre : "vendu ! T'es l'avocat de quelle partie hein, dis-le !"... "La ferme !" vient de lancer au Premier ministre l'autre grand journaliste libéral Ahmet Altan : "t'es qui toi, Tayyip Erdoğan !"... Bonne question. On attend la réponse-injure du Premier ministre.


Quand on dirige un Etat, on a le droit d'être lunatique; on dort mal, le bureau est rempli de dossiers, il faut satisfaire l'épouse qui demande des câlins de temps en temps, etc. Mais on n'a pas le droit d'être versatile; le pays n'ayant pas besoin d'un Premier ministre AKP qui s'aligne sur les positions du CHP (un parti de gauche mais à la Öymen et Arıtman) et MHP (parti de droite nationaliste). Il y a l'original pour cela, point besoin de la copie. Il a prouvé qu'il avait au moins une conscience. C'est déjà ça. Il ne reste plus qu'à nous prouver qu'il a une vision. Et on sera content de se souvenir de lui comme d'un "homme d'Etat".