mercredi 10 mars 2010

Pitié...

Le 3 mars 1924, la toute pimpante République turque avait décidé de supprimer le califat et de, passez l'expression, "foutre à la porte" la dynastie ottomane. Mustafa Kemal avait tactiquement gardé cette institution après l'abolition du sultanat en 1922 et surtout après la proclamation de la République en 1923; étrange, on avait un Calife et un Président de la République. Ca n'a pas duré. C'est que le calife Abdülmecid, qui était en même temps le "dauphin", aspirait à la magnificence du temps jadis, voulait un traitement spécial et un peu plus d'argent de poche. Enervant, évidemment. La République avait bien voulu accorder une faveur à l'antique institution mais celle-ci commencait franchement à répandre son ombrage sur le nouveau régime.


La fin du califat signifie, pour certains, renaissance de la nation turque. Elle se serait débarrassée enfin d'un boulet : l'obscurantisme. "Oui mais le Calife était un homme éclairé, il présidait l'association des peintres ottomans, jouait du piano, composait, aimait la littérature française, alors comment tu peux dire que...", "j' m'en fous, il était barbu !"... Bon. Ah oui, c'est vrai, il faut le rappeler; dans ces petites têtes, l'apparence est tout. Il n'est pas rare de lire des témoignages de femmes "laïques" turques qui se désolent de devoir se justifier à l'étranger : "ah mais vous êtes moderne, je croyais que les femmes de votre pays étaient soumises et portaient le tchador !", "ah mon frère, tu mets du sel dans ma plaie, j'ai honte de ces femmes". Avoir honte. Soit dit en passant, le niqab avait été interdit par décision impériale du sultan-calife panislamiste Abdülhamid II en 1892... Abdülhamid, un autre calife féru de littérature et d'opéras...


Evidemment, plus laïque qu'une adhérente du CHP, connais pas. Et comme le niveau d'intelligence des membres de ce parti est malheureusement au ras des pâquerettes, leurs protestations tournent souvent à la comédie. Quelques matrones se sont donc réunies pour commémorer le 3 mars à leur manière; la scène est à faire rougir quiconque possède quelques gouttes de décence.


Elles sont haineuses, saliveuses. La femme moderne, nous admirons-là, soi-disant. Elles déchirent l'obscurantisme. Elles sont "up to date", elles. Admirez l'alacrité, la détermination avec laquelle elles se cramponnent sur le tissu pour le déchiqueter à qui mieux mieux. Admirez le sourire méphistophélique qu'arborent les visages hideux. Admirez la haine extatique. C'est une cérémonie religieuse, presque. Elles sont en transe.


Ces femmes se disent kémalistes. Malheureusement. Comme on le sait, la loi de 1925 a interdit les "tekke" (confréries) et les "türbe" (tombes des saints) dans tout le pays. Il s'avère que le türbe de Mustafa Kemal trône en plein coeur du pays mais c'est une exception. La seule confrérie autorisée étant, comme on le devine, celle du kémalisme. Le mausolée de Mustafa Kemal attire touristes (comme on assiste aux "séances" des derviches tourneurs), pathologiques (comme on accroche un ruban sur la tombe d'un saint pour avoir un bébé) ou fidèles (comme on vient visiter la tombe du saint dans un seul dessein religieux).


On y dépose des gerbes, on écrit des choses dans un livre d'honneur, on vient pleurer, on vient se réconforter, etc. Bref, ce que l'on fait pour un sanctuaire normal... Sauf que le cheikh, ici, c'est Mustafa Kemal en personne; celui qui était contre toute forme d'obscurantisme... Il doit se retourner dans sa tombe, pas de doute. C'est que quelques écervelés en ont fait une idole, un saint, un dieu. D'ailleurs, à l'occasion de la journée internationale des femmes, les épouses des généraux se seraient massées au "monothéon"; histoire de remercier le "Père des Turcs". Lui n'entend rien, évidemment; c'est qu'il est mort. C'est la parodie la plus grotesque : ceux qui taxent d'obscurantistes les dévôts qui fréquentent assidûment les tombeaux des saints se retrouvent dans la même configuration ! Bravo...


Une fois n'est pas coutume, les gazouillards du CHP ont protesté et annoncé des sanctions contre ces furieuses. Si elles avaient pu comprendre Mustafa Kemal au ras de sa pensée, elles ne se seraient pas tant égarées, à coup sûr. C'est que le lémure tutélaire de la Turquie républicaine, s'il a commis pas mal d'impairs, n'a jamais rien décrété sur la vêture des femmes. Il a imposé le chapeau aux hommes, c'est tout. C'est déjà ça.


Evidemment, chacun son délire; tout le monde peut déchirer ce qu'il veut dans la rue tant qu'il n'y a pas violence contre autrui. Mais passer ses heures, ses journées, ses années à tenter de sauver les autres, c'est aussi une maladie. C'est précisément cette obsession que l'on appelle le kémalisme. Où se trouve l'aliénation, franchement ? Du côté de celles qui épuisent dans leur coin leur bout d'existence ou du côté de celles qui, enragées, vivent les yeux chasseurs ? Sauf votre respect Mesdames, vous faites pitié...