mardi 1 juin 2010

Fusillade

Ca y est. Enfin. J'ai passé le dernier examen de ma vie d'étudiant. L'examen commençait à 10h. On était tous fatigués, évidemment : depuis une semaine, révision, nervosité, veille. Le sujet de droit international des pays arabes qu'a concocté notre professeur (M. Slim Laghmani) s'intitulait : "quels sont les effets de la question palestinienne sur le système institutionnel des Etats arabes et sur leurs engagements en matière de droits de l'Homme ?"... Le chagrin a augmenté d'un cran.

On ne pouvait pas tomber mieux pour déverser notre colère. Mais du droit et des relations internationales, il fallait parler, pas de notre humeur. Et des "effets", pas des "causes de la question palestinienne". C'est qu'on avait appris le matin, le massacre israélien. Une sorte d'intifada en mer : les billes contre les armes... On s'attendait à une réplique, évidemment. Un arraisonnement. Il a eu lieu, d'ailleurs. Mais le sang a coulé aussi. Les militants jetaient des billes, pourtant. Tant pis, la soldatesque israélienne préféra mettre la matraque. On est bien obligé de dire "israélien" mais on se comprend : les dirigeants israéliens. Les fous. Netanyahou, Lieberman et autres.

L'armée israélienne a fini par diffuser ses propres images pour montrer à quel point ses reîtres furent harcelés par les passagers. Un peu comme si un cambrioleur diffusait, comme pièce à conviction, une vidéo qui montre comment le maître de maison l'a gourdiné et comment il a donc été obligé de le tuer ! Evidemment, la première réaction du juge serait : "vous vous foutez de moi ?". Car c'est le simple bon sens; "on a frappé mes soldats" a voulu se justifier Bibi. "Mais que faisaient vos soldats dans un bateau qui naviguait dans les eaux internationales, Monsieur ? Vous vous foutez de nous ?"

Les morts sont pour la plupart des humanitaires turcs. "Non non des terroristes" veulent nous faire gober les autorités israéliennes. La Turquie a naturellement remué le monde entier. On peut le dire, elle a rugi. Le ministre turc des affaires étrangères était furieux au conseil de sécurité; "allez c'est bien, tu peux rentrer chez toi", lui a gentiment dit la communauté internationale; c'est-à-dire les Etats-Unis. Toujours aussi disponibles. D'autres, aussi, vont se réunir : OTAN, UE, LEA, OCI. La paperasse sera abondante, assurément.

En réalité, les mots ont perdu leur sens depuis déjà belle lurette. On le croyait, en tout cas. Le discours du Premier ministre turc était enflammé : "terrorisme d'Etat", "inhumanité", "massacre", "piraterie", "bassesse"; ses sentences étaient crues : "même les voyous ont une morale, il serait donc élogieux de les qualifier de 'voyous', ils sont plus bas", "nous en avons marre de vos mensonges", "ils ont perdu toute humanité", "une politique d'Etat fondée sur le mensonge et l'effronterie", "si l'amitié de la Turquie est précieuse, son inimitié est d'autant plus véhémente; perdre l'amitié de la Turquie est en soi un tribut", "ils doivent arrêter cette insolence qui vise à noyer les critiques légitimes en invoquant l'argument de la sécurité et en soulevant immédiatement le risque de l'antisémitisme", "ça suffit maintenant !", "j'avais dit autrefois qu'ils savaient bien tuer [à Davos], eh bien ils nous l'ont encore une fois prouvé", "chaque erreur entraîne un prix à payer", "je le dis haut et fort aux gouvernants israéliens et à ceux qui les soutiennent subrepticement que la Turquie ne va pas se laisser faire", "comment croire qu'ils sont pour la paix, ils ne respectent même pas la dignité humaine", "ils attisent la haine et la rancune", "nous n'avons pas besoin de rappeler que nous distinguons bien les dirigeants de leur peuple, les juifs en général et les responsables de ce massacre car notre histoire a sur ce point aucune tache", "ils ont choisi l'isolement", "je le dis encore une fois, si tout le monde se tait, si tout le monde ferme les yeux et tourne le dos, eh bien, nous, la Turquie, nous continuerons à soutenir la Palestine, Gaza et à tonner ce soutien partout"...


Il y a une cassure. C'est normal, des citoyens turcs ont été tués. Ce n'est pas d'une protestation d'usage dont il s'agit; c'est la chair turque qui est touchée. L'Etat turc hausse le ton pour ses propres citoyens. Et nous savons que le colmatage ne joue jamais dans ce cas de figure. En tout cas, la confiance ne reviendra pas de sitôt. Il y a à peine un siècle Théodore Herzl quémandait au sultan ottoman, quelques morceaux de terre en palestine; aujourd'hui, Israël joue le coq.


L'horreur, l'indifférence, la braverie se nichent à chaque déclaration gouvernementale. D'ailleurs, ils n'ont jamais tort, eux. Tout le monde est évidemment contre eux. Le monde entier veut la perte d'Israël. La communauté internationale est obtuse, elle ne comprend rien; leurs bains de sang sont si légitimes... Mais quelle prétention ! Quel égo ! Nous sommes face à un pays qui n'hésite jamais à manigancer sur le dos de ses alliés : l'incident du USS Liberty en 1967, les attentats de Beyrouth en 1983, l'incident des passeports falsifiés. Le délire obsidional.

Heureusement, en Israël, les commentaires sont mitigés; la conscience existe toujours : alors que Jerusalem Post pouvait écrire ceci : "Although so much remained to be clarified, there could be no doubt that the injury and loss of life were a premeditated act not by Israeli armed forces, who had been repeatedly told to exercise restraint, but by those on the Mavi Marmara", Haaretz osait : "The decision makers' negligence is threatening the security of Israelis, and Israel's global status. Someone must be held responsible for this disgraceful failure".

On pouvait sans doute faire une ouverture à la fin de notre dissertation : la question palestinienne profite, en réalité, aux extrémistes de tous bords : un alibi pour l'immobilisme dans les pays arabes, mais également un motif d'inaction pour les fanatiques israéliens. Chacun se cramponne comme il peut à l'attentisme; en règle générale, et c'est une expérience humaine, quand quelqu'un crie au secours, on ne l'accable pas, on essaie de faire quelque chose; mais voilà : le cri, la plainte, l'appel n'entraînent plus compassion; le cérébralisme prime : on fait les colonnes du pour et du contre, ensuite on avise, enfin on négocie. Et en général, quand on s'apprête à intervenir, on n'est plus utile : ceux qui hurlaient ont succombé depuis bien longtemps. Nous sommes donc des êtres humains ? "Sensiblerie que tout cela, allez allez..."