Rougir. Cramoisir même. L'on devrait. Etre écoeuré; foudroyé. On tressait des couronnes au CHP parce-qu'il avait adopté une nouvelle rhétorique. Il l'avait juré, il n'allait plus s'en prendre aux voilées. Dans les yeux. La démocratie turque allait enfin se normaliser. On allait enfin mettre fin à la plus vile violation d'un droit humain. Celle qui semblait, pour certains écervelés, légitime, justifiée, existentielle. Le voile allait être respecté car le CHP parlait de liberté religieuse. On allait cesser de les brimer, de les prendre pour des réactionnaires. Les conservateurs en tête du cortège, tout le monde galochait; l'euphorie généralisée noyait les frêles contestations des fascistes. Respect et voile, deux mots auxquels on permettait désormais de s'approcher. "On a l'impression que tu nous contes en direct la libération de Mandela, calme calme, c'est si important ?", "oui, hiç sorma, on allait étreindre la vraie laïcité !"...
Et paff ! On a vite déchanté. Car quand on chasse le naturel, il revient au galop. Déception totale. Encore une fois... "Comment ont-ils renié cette fois-ci ?". C'est que le Président de la République, le mari de la voilée comme on sait, a invité la classe politique à la réception du 29 octobre, date anniversaire de la proclamation de la République en 1923. Le nouveau CHP refuse d'y mettre les pieds. L'ancien CHP, celui de Baykal, protestait aussi car Madame le Président était voilée. Les militaires aussi, boudaient. Du coup, le Président, très conciliant à mon goût, avait organisé deux réceptions : le matin sans les épouses pour les hauts fonctionnaires et le soir avec les épouses pour la société civile. Le Président des Deux Turquie... Ainsi les fonctionnaires du ministère des affaires étrangères venaient le matin mais les diplomates étrangers n'étaient là que le soir... La laïcité tenait ferme...
Eh bien voilà que l'islamiste Gül a décidé, cette année, de faire le service minimum; désormais, un seul banquet. Avec épouses. Et le Président a envoyé des cartes "tronqués". Il aurait omis de qualifier le régime qu'il est censé présider; un signe, évidemment. "Président de la Turquie", il aurait fait sciemment écrire. Et non "Président de la République de Turquie". Car c'est un chariatiste, il déteste la République, surtout la sienne, celle de Mustafa Kemal. Il le prouve tous les jours : sa femme est une voilée rémanente, ses filles et brus également; et il ne boit pas d'alcool dans le palais de Mustafa Kemal (oh la la !). Heureusement que la Présidence a rappelé que les anciens Présidents Demirel et Sezer utilisaient aussi cette même expression...
Qui sait que le Président de la Turquie ne vit pas au Palais présidentiel mais à la résidence du ministère des affaires étrangères ? Qui s'intéresse à cette femme qui se fait en permanence humilier ? Cette femme pue. Elle pue au nom de la République. Les militaires se détournent d'elle, l'opposition la prend pour une sorcière.
Le porte-parole du CHP qui a annoncé ce boycottage au nom, évidemment, des valeurs de la République, demande, en réalité, qu'on en revienne au système de la double réception; il veut une restauration de l'apartheid, en somme. On a honte de ces gens, de leur turcité, de leur humanité. Et il n'en démord pas, le Sieur : "ces temps-ci, nous sommes restés silencieux sur la question du voile; c'était pour voir jusqu'où l'AKP allait s'aventurer, eh bien, on vient de le voir, ils veulent en réalité une liberté pour le voile partout, dans le primaire, le secondaire, l'administration ! On les a eus !".
Dans ma pige, je m'interrogeais, "métamorphose ou tactique ?"; j'ai eu ma réponse, je crois. Il est content d'avoir préparé un guet-apens pour voir à peu près jusqu'où l'AKP voulait promouvoir les droits de l'Homme. C'est un cerveau... Le "leader" du CHP, lui, jure ne pas être au courant de cette décision. "Nous n'avons encore rien décidé, le porte-parole a donc exprimé une opinion personnelle". L'excuse est encore plus misérable; le président ne préside rien. Et comme s'il y avait quelque chose à décider. "Oui nous allons y aller, fort heureusement, nous sommes le parti de Mustafa Kemal, nous avons fondé la République, nous serons honorés de fêter cela". Voilà ce qu'on aurait voulu entendre. Nerdeee...
Soi-disant, ils défendent la laïcité. C'est faux, évidemment. La laïcité n'a rien à voir avec cette pathologie. Ils brandissent la laïcité non pas pour elle-même en réalité, mais en réaction à la religion. Car ceux qui "adorent" la laïcité n'ont jamais ouvert la bouche pour les droits des orthodoxes, par exemple. Au contraire, ils aboient à chaque fois que le gouvernement essaie de leur "restituer" leurs droits. Enrobée dans le nationalisme le plus affreux, la laïcité s'apparente alors à du fascisme. "Il faut les interner, hein, dis-le !". Ils ont hypothéqué l'avenir des gens, leur sourire, leur insouciance, leur normalité. Quoi de plus psychopathologique ?
Les "écrasés" contre les "psychopathes". Voilà, en réalité, la cartographie politique actuelle. Des psychopathes en sont toujours à seigneuriser leurs plastrons. Des souffre-douleur, ce que la République turque a engendré de mieux. Une tragédie. Et nous, nous parlons d'argumentation, de droits. C'est une éristique. Ils discutent pour le plaisir de créer des controverses.
Et quelle serait l'explication rationnelle d'interdire le voile dans l'administration ? Dans un pays où 70 % des femmes portent tant bien que mal un foulard, comment peut-on leur défendre l'accès aux emplois publics ? On se souvient de la professeur d'histoire en France. Celle qui enseignait "trop" la Shoah; "surinvestissement dans l'enseignement de la Shoah"; "approche trop mémorielle". L'enseignante juive n'avait pas besoin de porter une étoile de David pour "influencer" ses élèves; Madame faisait cours, les larmes aux yeux. Non ce n'était pas la conférence d'une rescapée, mais un cours d'histoire. Les juifs ont immédiatement protesté. Même s'ils sont pour la neutralité du service public. Le CRIF était évidemment "en action".
Cela montre bien qu'on n'a pas besoin de porter un signe religieux pour perdre son impartialité. La neutralité du service public concerne la prestation, non l'agent. La magistrate voilée va juger en fonction du droit et non de son codex religieux (la garantie étant la voie de recours), l'enseignant va donner des leçons en fonction d'un programme et non raconter sa mémoire familiale (la garantie étant la suspension), un agent de la CPAM va remplir le dossier de CMU en fonction des critères fixés par décret et non en fonction des orientations sociales de sa religion, idem pour la dame du conseil général qui va étudier le dossier de RSA. Et dans le domaine médical, ce n'est pas d'aujourd'hui que date l'existence des clauses de conscience.
La théorie de l'apparence n'a aucune pertinence puisque comme son nom l'indique, il s'agit d'une simple apparence. Et j'ai la faiblesse de penser que la liberté de religion des uns est beaucoup plus importante que la crainte hypothétique des autres. "C'est trop théorique tout ça ! Il y a des pressions dans la pratique !". Sans doute. Un père qui force sa fille à porter le voile n'est pas un cas singulier, oui. Un fiancé qui presse sa dulcinée à s'enturbanner, non plus. Mais la réponse ne peut être que : la fille doit faire preuve de personnalité. Elle doit porter plainte. "Contre son père ?". Oui. Car l'Etat n'est pas là pour lui tenir la main, ad vitam aeternam.
L'autonomie des personnes dépend d'elles-mêmes, pas de la caution étatique. Une société libérale ne saurait voir le jour sans qu'il y ait des déchirures intra-familiales. Si on s'adosse sur la "garantie préventive" de l'Etat, on n'éradiquerait jamais le paternalisme. Une vie de tension permanente entre les exigences rétrogrades du père et les exigences libératrices de l'Etat. Cette présence étatique ne fait que pousser à la passivité. Or, si les filles se libèrent elles-mêmes de la "contrainte morale" du père ou du frère, là on pourrait espérer un processus irréversible, à cliquet. L'Etat ne sera là que pour sanctionner ceux qui enfreignent la liberté individuelle, pas pour "geler" la tension. S'il doit y avoir émancipation, elle doit résulter d'une dynamique interne. D'une explosion interne. Des larmes et des drames. Les petites pierres qui pavent le chemin de la liberté...