lundi 4 octobre 2010

A toute bringue !

C'était bête mais c'était comme ça. Jusqu'à maintenant, le CHP, parti de gauche nationaliste, narguait la Présidence de la République. C'est que le maître de céans, un certain Abdullah Gül, avait une femme; "et alors ?", "attends !". Une femme donc. Elle est voilée. Non non, pas comme celle d'Ahmadinejad, un peu plus moderne. On voit son visage. Il est joli, dit en passant. Et elle arbore souvent un de ces sourires qui vous enchantent. Ça tombe bien, le Président Gül est aussi un homme gracieux. Son prédécesseur, Ahmet Necdet Sezer, avait une de ces tronches qu'on qualifierait respectueusement d'inexpressive.



Le CHP donc, protestait. Car une femme voilée avec un Président "islamiste repenti" n'était pas très sortable pour la République turque; laïque, hypermoderne, un parangon de démocratie, un phare dans le monde, comme on le sait. C'est que "Çankaya", l'Elysée turc, avait été la demeure de Mustafa Kemal. Et c'est une horreur, pour un laïciste, d'y voir grimper un couple d'obscurantistes. Car Mustafa Kemal, lui, ne connaissait pas le voile, comme on l'imagine; ni sa femme ni sa mère ni une femme de son entourage, ne portaient ce fichu. Il était moderne, lui. Civilisé, raffiné, cultivé. Un faune, en plus. Une femme enturbannée étant, comme il faut le deviner, soumise, limite inculte, loin du raffinement. Puisqu'il faut montrer un bout de chair pour être une Madame.


Et c'est Atatürk, messires. Une histoire d'image. Tout ce qu'il a frôlé devient relique; son yacht, par exemple, le Savarona, on ne sait plus quoi en faire; l'Etat l'avait loué à un homme d'affaires; on s'est rendu compte qu'il l'a transformé en lupanar. Une "reconversion" indigne, assurément. L'Etat l'a "renationalisé"; le ministre des finances brandissait fièrement sa fermeté. "J'ai immédiatement ordonné de dénoncer le contrat, c'est un scandale !". Mais oui. Parce-que Mustafa Kemal y a posé son illustre fessier quelques semaines. Un monument national, désormais.


CHP re-donc. Son nouveau "leader", Protée Kemal, est plus conciliant, lui. Quand le Président de la République ouvre la session parlementaire en octobre, il est de coutume de l'accueillir en se levant. De coutume; une règle non écrite. Tout est fonction de son propre niveau de civilité. Eh bien, jusqu'alors, le CHP du débauché Baykal, ne se levait pas. Ils protestaient. Car ils abhorraient. Il ne faut jamais se faire détester par un kémaliste, dans la vie; une rancune tenace. Alors on voyait Deniz Baykal, un homme bien élevé, et toute sa vile cohorte, regarder en l'air, à droite, à gauche quand le chef de l'Etat entrait. Et exploit, ils ne rougissaient pas... Kemal Kiliçdaroglu a su se débarrasser de cette absurde démonstration. Il s'est levé ! Et tous les analystes ont applaudi. Un pas de plus vers la "normalisation", la "réconciliation nationale". Nous sommes en 2010... On se vante : l'opposition respecte bien le Président de la République. Quand le nôtre avait "convoqué" le Congrès, les députés de gauche présents s'étaient levés, histoire de "respecter le protocole républicain". La politesse française...


Ça ne rigolle plus, vraiment. Le CHP refusait, il y a encore quelques semaines, de papoter avec l'AKP pour réviser la Constitution; il ne voulait pas se souiller. Et Baykal avait trouvé un rempart : un Parlement en fin de législature ne peut plus changer la Loi fondamentale. Un professeur de sciences politiques, il est. Mais ses collègues n'ont jamais pu comprendre où il avait pu trouver une telle "théorie". Lui non plus, ne le savait pas. Il écrivait "sa" théorie; en direct; sur le tas; en fonction de la pratique. Mais voilà encore, la différence de Kiliçdaroglu : "allez, j'en appelle au premier ministre; qu'on boucle une nouvelle Constitution, la semaine prochaine ! Avant les élections, c'est mieux, allez !", "mollo, très cher, l'autre avait inventé une nouvelle théorie, celui-là crée une nouvelle pratique", "allez, j'ai dégainé mon stylo, regarde, il brille"...


Avoir les yeux embués, ça s'appelle. Et ne vient-il pas d'exprimer son souhait de régler une fois pour toute la question du voile. Youppi ! On tend l'oreille, donc : "regarde, j't'explique : les choses sont claires : dans l'islam, il n'y a pas une seule manière de se voiler; je propose d'harmoniser notre fatwa à la mode iranienne et pakistanaise selon laquelle les filles montrent quelques mèches, hein, qu'est-ce t'en penses ?". Si si. Sa fameuse commission Ayata; il y tient Kiliçdaroglu. Un "foutage de gueule", évidemment.


Non, tout cela est merveilleux. Honni soit qui mal y pense. Un parti d'opposition qui propose, c'est déjà cela. Stratégie, peut-être; peu importe. Le Premier ministre le constate : Kiliçdaroglu, avec sa boulimie de projets, le prive de ses thématiques de campagne électorale. Il ne pourra plus brandir "nouvelle Constitution freinée par les réactionnaires CHPistes !", "liberté pour le voile contrariée par l'establishment CHPiste !", "réconciliation avec les Kurdes menacée par les nationalistes CHPistes !", etc. On comprend alors l'indolence d'Erdogan à réagir aux coups de boutoir du CHP. Il a peur de devoir trouver d'autres propositions; qu'il n'a sans doute pas...


Il est là, l'apport de Kiliçdaroglu : l'argument de la démocratisation ne sera plus l'apanage de l'AKP. L'échiquier politique se refaçonnera alors en une bipolarisation plus classique : gauche contre droite et non plus démocrates contre fascistes. Et ceux qui votent en fonction de l'impératif de démocratisation pourront alors reprendre leur réelle identité idéologique. En clair, l'homme de gauche qui votait l'AKP jusqu'à maintenant au nom de la démocratisation, pourra dorénavant voter pour le CHP au nom des valeurs économiques et sociales qu'il défend. Car ce fut un luxe que d'avoir une opposition droite/gauche dans un pays non démocratique. On va s'éclater. Monsieur Kiliçdaroglu, insistez ! L'Histoire vous a ouvert ses bras...