Nous sommes donc fixés. Les Etats-Uniens sont en Libye, nous a annoncé le Président Obama, pour défendre leurs valeurs. D'accord, il a rajouté "et nos intérêts" mais les experts le jurent, c'était pour apprivoiser les républicains qui n'ont que faire des interventions humanitaires. La vie n'est que recette ou dépense, pour eux. Le Président devait donc absolument avancer un argument beaucoup plus massif, c'est-à-dire ahumain. D'ailleurs, les "craintes" n'ont pas tardé à émerger : "jure-le qu'tu vas pas nous aventurer dans d'autres contrées, y a plus de pognon, guy !".
Dennis McDonough, le conseiller diplomatique de l'Empereur, a mis les points sur les i : "Nous ne prenons pas de décision en fonction d'un précédent ou d'un souci de cohérence, mais sur ce qui avance le mieux nos intérêts". Voilà bien un diplomate qui sait manier la langue du peuple. Tout est clair, aucune nuance, aucune porte de sortie "au cas où". La realpolitik réduite à sa plus simple expression. Le saint patron de cette "conception", n'est autre que le Sieur Kissinger. Celui qui incarne le cynisme complet, flanqué quand même d'un prix Nobel. Celui qui, confronté à la question de la persécution des juifs (ses coreligionnaires) en URSS, disait le plus naturellement du monde, attention pour les estomacs sensibles : "And if they put Jews into gas chambers in the Soviet Union, it is not an American concern. Maybe a humanitarian concern"... Maybe...
Kissinger, un vieux de la vieille, pourtant. Celui que Golda Meir avait calmé en moins de deux; alors que cette dernière demandait à Kissinger d'honorer sa judéité et d'aider Israël, il répondit : "je suis d'abord Américain, ensuite Autrichien, enfin juif". Golda Meir, un cerveau puissant, rétorqua au tac-au-tac : "ça tombe bien, chez nous, on lit de droite à gauche !". Ouahhh ! Ah oui hein, ça existe les répliques célèbres. Mustafa Kemal, par exemple. Alors qu'il recevait un ambassadeur important et qu'il voulait lui démontrer le degré de modernité que son peuple avait atteint, le domestique turc renversa la boisson sur le convive; un geste qui glaça l'ambiance. Le servant, tête baissée, tout penaud, s'attendit à une remontrance publique. L'ambassadeur savourait ce moment de gêne. Atatürk lui lança : "Milletim herşeyi bilir de, bir uşaklığı bilmez", "Excellence, mon peuple est capable de tout sauf la domesticité", en jouant sur les deux sens du mot "uşak" signifiant à la fois "servant" et "laquais"...
On sauve donc des vies humaines. Et on pense à l'avenir, aussi. C'est précisément le métier d'un diplomate. Et nulle honte à retourner sa veste. Les intérêts de la Nation priment sur toute chose. La Turquie, par exemple. Elle a pris la sage habitude d'agencer son discours officiel aux variations du vent. Ben Ali s'est enfui ? Le ministre des affaires étrangères jure qu'il ne demandait que cela. Moubarak vacille ? Le Premier ministre dispense un cours de théologie, rappelant au vieux lion qu'il y a un au-delà et des comptes à rendre. Khaddafi massacre ses sujets ? Le Président de la République se targue de n'avoir jamais invité le Criminel en visite officielle. Heureusement, Ahmadinajad n'avait pas cligné des yeux, la diplomatie turque n'a pas eu à s'adapter... De même pour l'autre "frère", Bachar Al-Asad, occupé à passer l'éponge, mais rien de grave pour le moment. Pas besoin de dégainer les grands principes...
La diplomatie turque pouvait, pourtant, invoquer la "doctrine Sarkozy" et se reposer pour un bon moment. Celle-ci nous enseigne que l'ancien colonisateur ne doit pas se lancer à corps perdu dans la dénonciation des violations des droits de l'Homme dans ses anciennes dépendances. Histoire de ne pas donner des verges pour se faire fouetter, car la pratique démontre que ces dernières s'emparent immédiatement de l'occasion pour fustiger le "néocolonialisme". Eh bien, ça tombait à pic pour le Grand Turc : les révoltes éclatent en Algérie, en Tunisie, en Egypte, en Libye, en Syrie, au Yémen, en Jordanie et au Bahreïn. L'ancienne terre ottomane (les Turcs ne parlent jamais de colonies)...
Encore plus flagrant : la Turquie, comme on le sait, avait horreur du mot "Kurdistan". Non pas pour qualifier sa propre zone géographique (qu'on appelle, depuis la République, le Sud-Est) mais pour parler de l'espace irakien. Alors les diplomates s'éreintaient à imposer une expression précise : "le Nord de l'Iraq". Et sûrement pas, "l'Iraq du Nord". Nuance. Eh bien, on apprend que tout ce pinaillage n'est que du passé. C'est que les intérêts sont passés par-là. On l'a dit, les pépètes n'ont pas d'odeur. Si bien que le Premier ministre de la République de Turquie se rend officiellement au Kurdistan irakien pour inaugurer l'aéroport d'Erbil, construit par les entreprises turques. Barzani qui était, hier, "un coupeur de routes" est devenu entre-temps, "Monsieur le Président"...
On n'oublie point la France, évidemment. Le Président l'a énoncé de manière beaucoup plus relevée : "pour la France, ce qui se joue, ce sont les relations avec les pays arabes pour les décennies qui viennent". Certes, on avait raté le coche en Tunisie et quelques diplomates, usant de "pseudos", comme les adolescents, avaient dénoncé l'amateurisme de la France. Nous eûmes même une ministre des affaires étrangères qui avait honte de sortir à l'étranger. Et pour couronner le tout, notre ambassadeur en Tunisie, le bouillant Boris qui épate tous les arabisants de l'Inalco, avait piétiné tout ce qui faisait les "valeurs tunisiennes" rabrouant journalistes et exposant son magnifique corps. Il avait dû s'excuser.
Bon ça pouvait arriver les dérapages. On avait vu plus grossier. Tzipi Livni, la ministre israélienne, disait fièrement en 2007 : "je suis avocate mais je suis contre le droit, surtout le droit international !". On avait vu plus candide, aussi; le Tunisien, un diplomate de carrière, qui était tombé dans les bras de MAM à sa première visite en France : "c'était le rêve de ma vie de vous voir Madame, je suis comblé". Bah, il avait été remercié à peine le pied posé sur le sol tunisien... Et on vient de voir plus, comment dire, impardonnable : le chef de la diplomatie libyenne vient tout bonnement de fausser compagnie au Guide et de se réfugier au Royaume-Uni; ça ne s'invente pas...
Jadis, Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l'ONU, avait fait un rêve : "la question de l'action internationale doit se poser lorsque les États (...) contreviennent aux principes fondamentaux de la Charte et lorsque, loin d'être les protecteurs de la personne humaine, ils en deviennent les bourreaux". Mitterrand avait trouvé une bonne formule, aussi : "aucun Etat ne peut être tenu pour propriétaire des souffrances qu'il engendre ou qu'il abrite". Des prises de position très généreuses, comme on le constate. Tellement surréalistes qu'on a envie de continuer par un "et si nos intérêts en venaient à s'accorder avec ladite action, ça ne serait que pure fortuité"...