Tiens, la Cour européenne participerait aussi de son côté, au débat sur le "mode de vie". Elle avait dit dans l'arrêt Dahlab contre Suisse (15/02/2001), s'agissant d'une institutrice voilée, que : "le Tribunal fédéral a justifié la mesure d’interdiction de porter le foulard prise à l’égard de la requérante uniquement dans le cadre de son activité d’enseignement, d’une part, par l’atteinte qui pouvait être portée aux sentiments religieux de ses élèves, des autres élèves de l’école et de leurs parents et par l’atteinte au principe de neutralité confessionnelle de l’école. (...) La Cour admet qu’il est bien difficile d’apprécier l’impact qu’un signe extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge. En effet, la requérante a enseigné dans une classe d’enfants entre quatre et huit ans et donc d’élèves se trouvant dans un âge où ils se posent beaucoup de questions tout en étant plus facilement influençables que d’autres élèves se trouvant dans un âge plus avancé. Comment dès lors pourrait-on dans ces circonstances dénier de prime abord tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui, comme le constate le Tribunal fédéral, est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves".
Le voile de l'institutrice aurait des effets négatifs sur des enfants en bas âge. Mais quand il s'agit du crucifix, symbole beaucoup plus européen, la Cour nous surprend en changeant complètement de rhétorique. Et du coup, fait jaser. La célèbre affaire Lautsi contre Italie. L'histoire d'une mère athée qui voulait soustraire au regard de ces deux enfants de 11 et 13 ans, le crucifix qui trônait dans la salle de classe. "Contraire à mes convictions et donc à celles de mes enfants", avait-elle dit. Car l'article 2 du protocole n°1 à la CEDH assure : "Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques".
Le gouvernement italien se la jouait anthropologue : "mais non, la croix, c'est le signe de l'identité italienne, allez allez". Dans un arrêt du 18 mars 2011, la Grande chambre vient de lui offrir une épaule : "Il n'y a pas devant la Cour d'éléments attestant l'éventuelle influence que l'exposition sur des murs de salles de classe d'un symbole religieux pourrait avoir sur les élèves; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu'elle a ou non un effet sur de jeunes personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées" (§ 66). La Cour a bien conscience qu'elle ne peut pas mettre sous le boisseau l'arrêt Dahlab. Elle rappelle donc que "l'affaire Dahlab concernait l'interdiction faite à une institutrice de porter le foulard islamique dans le cadre de son activité d'enseignement, laquelle interdiction était motivée par la nécessité de préserver les sentiments religieux des élèves et de leurs parents et d'appliquer le principe de neutralité confessionnelle de l'école consacré en droit interne. Après avoir relevé que les autorités avaient dûment mis en balance les intérêts en présence, la Cour a jugé, au vu en particulier du bas âge des enfants dont la requérante avait la charge, que lesdites autorités n'avaient pas outrepassé leur marge d'appréciation" (§ 73). Comprenne qui pourra...
L'arrêt de chambre en date du 3 novembre 2009 avait, pourtant, donné raison à Madame Lautsi, car il s'alignait tout simplement sur la jurisprudence Dahlab : "La Cour reconnaît que, comme il est exposé, il est impossible de ne pas remarquer le crucifix dans les salles de classe. Dans le contexte de l'éducation publique, il est nécessairement perçu comme partie intégrante du milieu scolaire et peut dès lors être considéré comme un « signe extérieur fort » (Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V). La présence du crucifix peut aisément être interprétée par des élèves de tous âges comme un signe religieux et ils se sentiront éduqués dans un environnement scolaire marqué par une religion donnée. Ce qui peut être encourageant pour certains élèves religieux, peut être perturbant émotionnellement pour des élèves d'autres religions ou ceux qui ne professent aucune religion" (§ 54-55) et "La Cour estime que l'exposition obligatoire d'un symbole d'une confession donnée dans l'exercice de la fonction publique relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental, en particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de ne pas croire. La Cour considère que cette mesure emporte violation de ces droits car les restrictions sont incompatibles avec le devoir incombant à l'Etat de respecter la neutralité dans l'exercice de la fonction publique, en particulier dans le domaine de l'éducation" (§ 57).
Non non, je rassure : je suis favorable à l'arrêt de la Grande chambre. Car je suis pour une totale liberté des signes et symboles religieux dans les administrations. Là n'est pas la question. J'ai toujours été opposé à la théorie de l'apparence. Dahlab était une mauvaise décision. L'arrêt de chambre, aussi. Effectivement, la croix peut être l'identité de l'Italie et elle devrait rester dans les salles de classe à partir du moment où il n'y a aucune pression sur les enfants. Le juge maltais Bonello, dans son opinion concordante à l'arrêt de grande chambre, a raison : "C'est à chaque Etat d'opter ou non pour la laïcité et de décider si – et, le cas échéant, dans quelle mesure – il entend séparer l'Eglise et la conduite des affaires publiques. Ce que l'Etat ne doit pas faire, c'est priver quiconque de sa liberté de religion et de conscience" (§ 2.3) et "en Europe, la laïcité est facultative ; la liberté de religion ne l'est pas" (§ 2.5). Ce Monsieur Bonello avait également participé à la décision Dahlab. Mais comme cette dernière était une décision d'irrecevabilité, le détail du vote n'est pas indiqué. C'eût été intéressant de voir s'il avait soutenu Mme Dahlab ou non. Dommage.
Ce qui dérange est cette "impression" de double standard. Les mauvaises langues vont encore souligner l'incohérence de la Cour pour une problématique qui est, en somme, identique dans les deux affaires : signe religieux ou pas, en classe ? Dans l'arrêt Lautsi, deux juges (sur 17) ont contesté la décision des majoritaires. Le juge suisse est allé plus loin; il a estimé que la présence du crucifix est beaucoup plus critiquable que le voile de l'enseignante : "La présence du crucifix dans les écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au droit à l'éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux que peut porter, par exemple, une enseignante, comme le voile islamique. Dans cette dernière hypothèse, l'enseignante en question peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de religion, qui doit également être prise en compte, et que l'Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en revanche invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de l'atteinte au principe de la neutralité confessionnelle de l'Etat, celle-ci est donc moindre lorsque les pouvoirs publics tolèrent le voile à l'école que lorsqu'ils y imposent la présence du crucifix" (§ 6).
Bref, ce sont ces décisions, déclarations, agitations qui insufflent, qu'on le veuille ou non, un doute dans l'esprit des musulmans. Et vas-y pour une "impression" de "réserve" anti-musulmane. Il est sain de le savoir; lorsqu'on attaque régulièrement un élément de l'identité d'une personne, combien même cet élement reste insignifiant aux yeux de cette personne, celle-ci développe instinctivement un sentiment de défense. Même ceux qui sont fermement opposés aux groupes, clans, chapelles, etc. succombent et se mettent à serrer les rangs. Ceux qui s'entêtent à ne pas comprendre cette phrase de DSK ont maintenant un élément de réponse. Qu'avait-il dit : "Je me lève tous les matins en me demandant ce que je peux faire pour Israël". L'antisémitisme pousse tout juif qui se respecte à défendre coûte que coûte la seule institution qui apparaît pour lui, comme une émanation de son identité, l'Etat d'Israël. Eh bien, c'est le même réflexe pour les musulmans. Plus on les stigmatise, plus ils font bloc. Un ami me l'avait susurré : "DSK, c'est le candidat naturel des musulmans; on mange à la même écuelle". Je viens tout juste de comprendre...