dimanche 26 juin 2011

Forcing

Un juriste est sans conteste un homme rigoureux. Qui lit tel mot et pas son synonyme, qui remarque une virgule et ne la minore pas ou qui note qu'il y a un nouveau paragraphe et ne le manque pas. Mais ce n'est sûrement pas un "mort". Un mort par rapport au texte. Un type qui l'applique sans se demander à quoi rime, au fond, cet exercice. Car quand le juriste devient "trop" sérieux et joue au cul-serré fier de sa nonchalance, il s'égare. L'exemple (qui est un fait avéré) est connu de tous les étudiants de droit. Si le règlement dit : "il est interdit de descendre des trains ailleurs que dans les gares et lorsque le train est complètement arrêté", eh bien, il est inapplicable. Oui oui. Relisons. Il oblige à descendre quand la machine est en mouvement...

Tout ça pour ça, évidemment. Pour "taper" sur la Turquie. Qui aime bien, châtie bien. C'est connu, en réalité; le zèle du fonctionnaire turc qui applique bêtement un texte. Qui ne s'interroge jamais sur son esprit et sa finalité. Qui pinaille. Qui rabroue. Qui envoie faire 10 photocopies et qui demande toujours 8 photos pour un simple document. C'est une pratique des pays sous-développés dont la Turquie moderne n'a pas pu se défaire : le gratte-papier le plus reculé dans la hiérarchie "se la joue" rouage essentiel de l'administration. Il adore tamponner, parapher, paperasser (les pignoufs parlent, eux, d' "enc... les mouches") et au final, faire tartir tout le monde...

Voilà que tout le corps social était, pour une fois, unanime pour admettre que la nouvelle assemblée élue était une des plus représentatives de l'histoire turque, qu'il arriva ce qu'il devait arriver : une crise bureaucratique. Le Haut Conseil électoral (YSK) a décidé de ne pas reconnaître l'élection de Hatip Dicle, un élu indépendant kurde. Motif : au mois de mars 2011, la Cour de cassation a rejeté son pourvoi et donc confirmé sa condamnation définitive à une peine de 18 mois de prison (qu'il a déjà purgée sous forme de détention provisoire). Et les condamnés à plus d'un an ne peuvent se présenter aux élections législatives. Un joli syllogisme. Mais voilà; le YSK avait accepté sa candidature à l'élection de juin. Le tableau est donc très juridique : le 12 juin, il remplissait toutes les conditions pour concourir aux élections; deux semaines plus tard, le YSK se rappelle l'arrêt de mars...

Il reçoit aujourd'hui notification de la décision de mars, plus précisément. Mais, et voilà le zèle du fonctionnaire rigide qui prend plaisir à bien appliquer le texte, le YSK ne pouvait ignorer la décision de la Cour de cassation pour la bonne raison qu'un de ses membres siégeait à la Chambre de ladite Cour, le jour de la décision. Officiellement, il n'était donc pas au courant de son empêchement à briguer la députation. Mais il n'y a pas que l'officiel dans la vie; et il ne faut pas être grand clerc pour deviner que dans le contexte actuel, cette application studieuse du droit serait interprétée comme un ultime pied de nez de l'establishment.

C'est que dans les enquiquinements, le YSK est passé maître. C'est encore lui qui avait refusé d'avaliser certaines des candidatures des députés du BDP pour incomplétude du dossier; c'est qu'il avait attendu le dernier jour pour se rendre compte qu'il manquait les extraits de casier judiciaire dans les dossiers. Et il n'était venu à l'idée de personne de contacter les candidats pour leur demander de régulariser leur situation avant la date fatidique. Ils avaient donc, encore en toute logique, refusé leur candidature. Résultat : un mort, une quasi-insurrection dans le sud-est, des pressions politiques et des protestations sociales. Comme par hasard, un jour plus tard, le YSK prenait le contre-pied de sa funeste décision... Un juridisme qui coûta la vie à un être humain et qui entraîna des dizaines de blessés, des centaines de gardes à vue et une dégradation de l'image du pays à l'étranger. Et le président du YSK de déclarer ne pas comprendre l'ampleur des réactions... Toujours avec sa tête de juriste tatillon qui croit à sa cause en agitant un bout de loi...



Il faut reconnaître que le BDP qui joue aujourd'hui la victime, a fait le malin en maintenant la candidature de Dicle alors que son empêchement était connu. Car il faut le rappeler tant on l'oublie, mais en Turquie il n'y a pas que des Kurdes. Si, c'est vrai. Il y a aussi des Turcs. Excusez du peu. Et il faut sans doute ne pas jouer avec les nerfs des "majoritaires" car, disons-le, l'indolence du BDP et sa présente requête sont comme une provocation. Que faudrait-il faire ? Abroger l'article de la loi qui empêche aux condamnés d'être élus députés ? D'accord mais ça ne sauvera pas Dicle puisque l'abrogation ne vaut que pour l'avenir. Provoquer une nouvelle élection dans sa circonscription après les changements nécessaires ? D'accord mais alors pourquoi présenter l'empêchement comme une nouvelle "persécution" des Kurdes alors qu'il vaut pour tous les condamnés ? Insincérité donc. Nouveau brandon de discorde. Ultime fomentation. C'est que le BDP se nourrit des moments de crise, de tension. Un fonds de commerce... Quand Erdogan avait été empêché par une justice aux ordres (aujourd'hui pour Dicle, elle ne fait qu'appliquer la loi), son mouvement n'avait pas menacé de boycotter le parlement ou de mettre la patrie à feu et à sang. Question de culture démocratique, sans doute...

D'autres juges s'entêtent, quant à eux, à ne pas sortir de la détention provisoire deux députés du CHP (Balbay et Haberal), un du MHP et cinq du BDP. Des accusés mis en examen et détenus. Mais des innocents. Les juges insistent : la détention vise à conserver les preuves et à éviter leur fuite. Sans doute. Personne n'a oublié que Bedrettin Dalan et Turhan Cömez ont fui le pays dans un procès semblable. Mais l'élection à l'assemblée nationale ne leur permettrait-elle pas d'être placés sous simple contrôle judiciaire ? Une interrogation légitime... On note au passage que le journaliste Balbay se réfère à la souveraineté nationale pour demander sa libération. C'est le même qui s'amusait à répondre à l'AKP qui estimait que le procès d'interdiction qui le touchait était une insulte à la souveraineté nationale : "la justice aussi est la souveraineté nationale" ! Ca s'appelle avoir des principes... Juste pitié pour lui...

Le seul bonheur que nous impétrons nous vient de la France. Lui au moins, a réussi à défoncé le barrage. Amin Maalouf, élu à l'Académie française. Enfin. Voilà une bonne, très bonne nouvelle. 17 voix sur 24 votants. Elu au fauteuil de Claude Lévi-Strauss. Moi qui ne lis que des morts, il était le seul contemporain que je suivais. Ah non il y avait aussi Jean d'Ormesson. Depuis je me demande ce qu'il fait à l'Académie... Michel Maffesoli, zéro voix, le pauvre... Il fallait bien qu'il y eût, là aussi, un rabat-joie. Mais on l'incague, évidemment. Le seul regret est que le nouvel académicien n'a pas été de ceux qui sont conviés par les académiciens en personne (comme Le Clézio, qui a d'ailleurs refusé d'y poser sa candidature) mais a franchi les étapes comme un candidat ordinaire. Comme un candidat vulgaire, allais-je écrire, mais je ne voudrais pas ruiner mes chances; un jour...