samedi 18 juin 2011

Rétropédalage...

Toujours les mêmes bataillons. Un contingent populaire qui s'enthousiasme, une confrérie kémaliste qui s'obstine à craindre un parti "islamiste" qui reste assidûment modéré, un troisième front nationaliste qui continue d'annoncer des catastrophes et une chapelle restante qui palpite d'espérance. On note au passage qu'aucun parti de gauche, un vrai, n'arrive à se "caser" sur l'échiquier politique. En somme, le cadre cognitif de la vie politique turque continue de se construire autour du "mode de vie". Le chômeur conservateur vote en tant que conservateur et refoule son identité socio-économique alors que l'industriel kémaliste se décide en fonction d'un réflexe de classe laïque et soi-disant moderne et de la "perception mentale" qui en découle et non du programme économique des partis en présence. Une singularité turque. Ou le drame turc...


J'avoue que si j'avais été électeur en Turquie, j'aurais voté pour Sırrı Süreyya Önder ou Altan Tan. Deux Kurdes, candidats indépendants en théorie mais soutenus par le BDP en réalité. Deux personnalités différentes, deux tendances antinomiques : le premier est un socialiste pur sucre, plutôt drôle et le second, un islamiste patenté, beaucoup plus réfléchi. Élus sous la bannière du BDP pourtant, un parti stalino-marxiste... Ça tombe bien, avec un tel attelage, on peut espérer que ce parti kurde, de Kurdes, pour les Kurdes, va se "nationaliser" un peu plus; qu'il développera un programme ordinaire qui ne comptera plus un seul chapitre : la question kurde...


Évidemment, là où les Kurdes du BDP entrent en force (de 20 députés en 2007 à 36 élus en 2011), il faut s'attendre à quelques "provocations constructives". Chacun commence à se préparer aux éventuels incidents. On s'en souvient, en 1991, Leyla Zana, une légende vivante aux yeux de son peuple, avait ajouté à son serment fait en turc, une phrase en kurde prônant la fraternité des Turcs et des Kurdes. Déchue, embastillée, méprisée, elle fut. Aujourd'hui, Madame se demande si elle ne devrait pas venir au Parlement avec un foulard sur la tête, histoire d'épauler d'autres maudites du système : les femmes voilées...


Ce même Altan Tan a déjà prévenu : oui, il prononcera le serment mais il fera immédiatement acte de contrition pour avoir offensé Dieu... Sırrı Süreyya Önder et deux autres amis socialistes envisageraient également un coup d'éclat, du genre baisser la voix ou complètement zapper la partie où ils jurent serment de fidélité aux "principes et réformes d'Atatürk" devant le "grand peuple turc"... Dans la législature précédente, un autre socialiste apparenté BDP, Ufuk Uras, jouait à cache-cache avec les fonctionnaires sourcilleux de l'assemblée. C'est qu'il détestait porter des cravates; et ces derniers ne demandaient que cela. Las, il avait fini par accrocher sa cravate au micro de la tribune...


L'affaire des serments est un vrai problème. Dans l'affaire Buscarini contre Saint Marin (18/02/1999), la Cour européenne avait décidé que "l’obligation de prêter serment sur les évangiles constitue bel et bien une restriction au sens du second paragraphe de l’article 9, les intéressés ayant dû faire allégeance à une religion donnée sous peine de déchéance de leur mandat de parlementaires. Il serait contradictoire de soumettre l’exercice d’un mandat qui vise à représenter au sein du Parlement différentes visions de la société à la condition d’adhérer au préalable à une vision déterminée du monde". Dieu merci, les députés turcs ne jurent pas sur le Coran. La question ne se pose donc pas sous cet angle. Mais dans l'affaire McGuiness contre Royaume-Uni (8/06/1999) qui avait vu un député du Sinn Féin déchu pour avoir refusé de prêter allégeance à la Reine Elisabeth II, les juges avaient coupé court: "le fait d’imposer à un élu du peuple un serment public visant à obtenir de sa part un engagement de loyauté envers l’Etat, n’est pas en tant que tel incompatible avec la Convention". La morale de l'histoire : entamer la députation en jurant fidélité à des concepts qu'on a combattus toute sa vie. L'hypocrisie n'a jamais tué personne...


Bien. Il ne reste plus qu'à jeter un coup d'oeil aux cahiers de doléances qui sont ouverts depuis les années 20. Dignité aux Kurdes, aux alévis, aux sunnites dévots, aux minorités ethniques et religieuses. Reconstitution du système politique avec une décentralisation à outrance (voire le fédéralisme) et une démilitarisation de la vie politique. Bref, faire correspondre le "pays légal" au "pays réel". Jadis, l'officier ottoman Mustafa Kemal demanda aux Kurdes de l'aider à libérer le Calife prisonnier à Istanbul; ces derniers, fervents, répondirent à l'appel et s'engagèrent dans la guerre d'indépendance. Quatre années plus tard, le président Mustafa Kemal abolissait le Califat, interdisait les confréries et "oubliait" (pour rester poli) les Kurdes. Les alévis se sont également fait "arnaquer". Les minorités ont été "éloignées" (politesse coco, politesse !).


La République dévoyée qui a fauché tout le monde va recouvrer, espérons-le, sa "philosophie des origines". Celle qui nous apprend qu'un Kurde est effectivement un Kurde et non un Turc des montagnes, qu'un alévi est effectivement un alévi et non un sunnite égaré ou qu'un Arménien a droit de cité dans la terre plusieurs fois centenaire de ses ancêtres. Il faut, en somme, "déposer" Atatürk dans l'histoire et réhabiliter Mustafa Kemal, un pacha de l'Empire ottoman qui avait sauvé une Nation arc-en-ciel. Car son souhait le plus cher était d' "atteindre le niveau de civilisation moderne et le dépasser". Or, celle-ci nous enseigne la primauté de l'individu, de ses droits et de sa dignité. Tout le contraire, précisément, du système kémaliste assimilationniste, étatiste et élitiste construit par les "infidèles" du Géant...