"Une dose d'existentialisme, voilà ce qu'il manque à certains !", avait diagnostiqué un ami. Ah oui hein, ils sont bavards les amis, ces temps-ci. Lors d'une parlotte. Une pensée lancée à la cantonade. Officiellement, en tout cas. Mais comme nous étions que deux... "Mon Dieu, pourquoi tout le monde s'affaire à me sermonner !", étais-je en train de mâchonner. Je vais recommencer à fumer, je crois... Les volutes, un refuge, une dispersion, une distraction.
Du surréalisme, ça ne fait de mal à personne. "Non non il a raison, je vais me lancer dans les affaires !" avais-je dit à une cousine. "Toi ?", "bah oui, quoi ! Suis-je débile ?", "nan mais t'as pas trop le tempérament d'un homme d'affaires, t'es un peu crédule, safsın anam saf !", "merci, mais j'ai promis à ma mère de lui acheter un yali à Istanbul, il faut que je commence à m'enrichir !". Ma cousine y tient beaucoup. "Lance-toi en politique, plutôt !", "moi, en politique ? La passion pour la chose publique à cet âge ! Je ne suis pas encore trentenaire certes, mais il fallait s'y prendre plus tôt nan ?".
J'avais un ami, jadis. Un condisciple, plutôt. Du lycée. Un "frère" russe avec lequel on s'était déchiré sur le Caucase. Ah oui alors, mes joutes remontent à loin, quand j'y pense. C'est que la professeure de sciences politiques (une option à l'époque) avait confié un sujet sur la guerre en Tchétchénie à ce camarade. J'avais refusé. Un Russe va nous parler de la Tchétchénie ! Quoi encore ! J'avais proposé un contre-exposé. Accepté. Le problème était que personne n'avait rien compris à la guerre du coup, avec deux versions diamétralement opposées. J'avais fait le politicien, hi hi. Des chiffres tronqués, une chronologie revisitée. On s'en foutait du fond, passez l'expression. Un Russe et un Caucasien jouaient aux politiciens. Aujourd'hui, monsieur fait "carrière" dans un parti politique. Alexis Prokopiev, je l'avoue, j'avais balancé sur le sujet; histoire d'enquiquiner...
La politique, donc. La camisole idéologique. Et comme un parti libéral ne recueillera que 0.25 % des suffrages, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Inutile de se fouler la rate; trépigner toute une vie pour aboutir à 1 %. Et en France, pardi ! Pays où le "corps du Président" doit être physiquement et vestimentairement marqué par les traditions les plus inextirpables. J'avais une camarade de l'Inalco, une sexagénaire sympathique qui venait apprendre l'arabe pour le plaisir et qui était donc, théoriquement, ouverte d'esprit. Mais elle n'avait pas trouvé anormal de déclarer un jour en "récré", "je ne voterais jamais pour une candidate voilée; non pas parce-qu'elle porte un voile mais parce-qu'une présidente voilée, ça n'est pas la France". Et vlan ! Joly la protestante, Prokopiev l'orthodoxe par exemple, Strauss-Kahn le juif, ça passe. Mais un musulman, ce n'est pas la France. Bon. "Et une Française d'origine africaine qui porte un joli boubou ?", "non non", "même avec une belle encolure arrondie ?", "hein !"...
Dernièrement, je regardais une émission sur la télé turque. HT Kulüp. "Tu verras, je serais riche comme eux !", avais-je annoncé à mon frère. "Qui ? Toi !". "Ça va à la fin ! J'ai vraiment l'air d'être si benêt !", "non mais c'est pas ton genre...". C'est que, jeune, j'avais fait voeu de pauvreté. Je voulais vivre dans un désert. Comme le Simon de Bunuel. Si si, sans rire. Je cherchai un désert; j'envisageai même de me cloîtrer dans un monastère, histoire de prouver la faisabilité du dialogue des religions. Mais la Providence a sarclé cette vocation de mon coeur. Et y a déposé l'exact opposé. Depuis, je suis au point déclive...
"Je vais m'installer en Turquie. Je vais être exploitant agricole, comme mon grand-père", vais-je annoncer à ma mère. "Toi ?", va-t-elle rétorquer; je sais. "Je veux travailler dans le bâtiment, avais-je supplié à un patron de BTP, j'ai une bonne corpulence, regarde, admire !". "Allez allez, maître (on m'appelle ainsi ici, alors que j'ai beau juré que je ne suis pas juriste de métier), arrête de galéjer !", "galéjer ! T'as appris ce mot, où ? Dans le bâtiment ? C'est intéressant, dis-moi !"...
Tiens, je vais vendre des fringues. Je vais devenir riche comme Abdullah Kiğılı. "Les Turcs s'échinent tous dans la confection à Paris, laisse tomber" a susurré une autre voix. Que des susurreurs. Non non, je ne cherche pas un métier, j'en ai un, heureusement. Professeur de français et d'histoire, s'il-vous-plaît. Vacataire certes, mais c'est déjà ça. Mieux qu'avant. Je cherche une carrière, au juste. "Bah alors, l'ambassadeur bêcheur, quid ?" s'étrangle mon frère. "Plus je réfléchis, plus je piétine. Il faut prendre la vie comme elle vient". Ah bah voilà, j'ai officiellement trouvé mon épigraphe. Neurasthénie, somatisation, out. "Je vais prendre la vie comme elle vient", lui ai-je rapporté, fier de ma découverte. Et j'ai bien insisté, histoire de lui montrer ma détermination; la vie comme elle vient, c'est bien cela. L'air taquin. Le sourire en coin. Ça a fusé de l'autre côté, "toi ?"... Hayda...