vendredi 18 novembre 2011

L'histoire nationale est un bloc

Un jour que nous nous "prenions la tête" à essayer de déchiffrer le persan et suppliions en douce notre professeure de réformer l'alphabet rien que pour nous et sur-le-champ, Leili Anvar fit sa conservatrice et nous renvoya à notre chère besogne : "les Persans ont adopté l'alphabet de leur envahisseur certes, certains disent même qu'il ne correspond pas à leur phonétique mais moi, je reste opposée à la réforme de l'alphabet; les Turcs l'ont fait et ils ne savent plus lire leurs documents d'avant 1928 !". Et toc ! Je l'assure, ça en bouche une. "Ah ! Ah ! T'as raison ma soeur !", voulais-je hululer mais je suis timide, moi... Et cette dame n'est pas une enturbannée, chariatiste, arriérée ou nationaliste. Non. Normalienne, agrégée d'anglais, docteure en littérature, maître de conférences en persan. Et (surtout) charmante et moderne de son état. Belle et intelligente. Avec tout cela, moi, je m'évanouis...

Imaginons cette scène en Turquie, où les universitaires les plus modernes voudraient par exemple, non pas le retour à l'ancienne écriture, il ne faut pas rêver, mais du moins l'instauration de cours obligatoires d'osmanli. Tout bonnement im-pen-sable. Car ceux qui se croient les "plus modernes" se targuent justement de ne plus maîtriser l'alphabet arabe, l'alphabet de l'engeance obscurantiste, l'alphabet des musulmans rétrogrades, l'alphabet des sultans autocrates et des méchants Ottomans. Car on leur a appris qu'il fallait passer par cette phase nécessairement douloureuse pour se hisser à un niveau élevé de civilisation, conformément au souhait de Mustafa Kemal. Comme les Japonais et les Chinois, par exemple, qui ont grimpé à ce niveau en troquant leur alphabet avec celui du monde occidental, comme on le sait....

Résultat des courses : on n'est pas plus moderne que les Iraniens et dorénavant, on prend un dictionnaire pour lire un roman des années 1920 alors que ces derniers lisent Ferdowsi dans le texte. Ferdowsi ? Xè siècle... Toute l'histoire de la modernisation turque n'est que superficialité et reculade. Si à l'époque, le nom même de la réforme se disait en osmanli, Harf Inkilâbi (deux mots d'origine arabe !), aujourd'hui une politique de purification (soi-disant, un retour au turc ancien) a appauvri considérablement le vocabulaire. Si bien que les nuances de sens qui prévalaient pour le mot "ouvert" sont passées à la trappe; de "alenî, bâriz, âşikâr, ayan, bedîhî, vâzıh, sarih, müstehcen, münhâl, üryan, meftuh, defisiter", on est arrivé au seul "açık".

Évidemment, la politique linguistique visait à couper les ponts avec le passé ottoman. Il fallait créer une Nation et pour ce faire, cracher dans la soupe. Les crachats n'ont pas disparu. Il est de bon aloi de s'indigner quand l'Etat commémore officiellement quoi que ce soit qui a trait à l'empire et au Sultan. Et comme le CHP, parti qui se dit et se croit de gauche, n'a rien d'autre à faire que de jeter en pâture ces "collaborationnistes", on se prend pour des intellectuels en train de débattre de sujets d'une particulière importance. Alors que c'est simple et bête : le Parlement organise un symposium international sur le sultan Abdülmecid (1839-1861) et on a, tous, les yeux rivés sur la clique kémaliste. C'est un tic. Quelle forme va prendre leur protestation ? Des hommes de gauche, pourtant. Des humanistes qui devraient défendre les droits des rescapés de Van, demander des comptes au gouvernement pour le traitement infligé aux Kurdes et aux minorités ethniques et religieuses; remuer ciel et terre pour produire des rapports sur la violence faite aux femmes et les mauvais traitements dans les locaux de la police et dans les prisons. Eh bien non ! Le "coeur de métier" se trouve ailleurs; Muharrem Ince, vice-président du groupe parlementaire, se saisit ainsi du micro de l'assemblée pour exprimer son effarement sur un sujet qui préoccupe les 70 millions de Turcs, un par un : pourquoi les invitations envoyées à l'occasion de la commémoration de la mort du sultan Abdülmecid sont de dimension plus grande que celles imprimées pour la mort d'Atatürk, une semaine auparavant ?!?


Le Président de l'Assemblée nationale, un homme-lige du Premier ministre et donc un terroristo-réctionnaire, a beau faire un distinguo entre l'invitation à une réunion académique s'agissant du Sultan et la publication d'un communiqué à l'occasion de la mort du Président-Pacha, aucun CHPiste n'écoute. C'est que personne n'attendait une réponse, c'est une trépidation d'usage destinée à rasséréner la base kémaliste qui s'affole de devoir se remémorer un Padichah. Initiateur, pourtant, du modernisme ottoman : musique classique, opéra, théâtre, droits des minorités. Et la réunion n'est pas une cérémonie élégiaque, c'est un colloque scientifique. Dans le palais qu'il a fait construire, Dolmabahçe (oui oui, là où Atatürk est mort).


Et comme si le Sultan en question était l'empereur du Japon. Comme si la République devait jeter un voile sur ce qui existait avant elle. Comme si l'histoire des Turcs commençait en 1923. Comme si l'Assemblée nationale de 1920 n'était pas l'assemblée impériale d'Istanbul. Ce sont les députés d'Istanbul, ce qu'il en reste en tout cas, qui ont été rapatriés à Ankara. Car Mustafa Kemal, en parfait opportuniste, avait compris qu'il devait placer son mouvement sous la figure tutélaire du Sultan-Calife pour prospérer. Sinon, personne ne l'aurait suivi. C'est après qu'il a "arnaqué" tout le monde en faisant sa propre révolution sans demander à personne...

Un lycée Abdulhamid II, une rue Vahdettin, un aéroport Abdülmecid. Un voeu. Rien de plus légitime et de plus ordinaire. Si les rues, bustes, places "Atatürk" laissent un peu de place, évidemment. Mustafa Kemal "pacha" mérite un grand respect et une profonde admiration; il a accéléré la résistance, fédéré les mouvements et finalement bouté les ennemis hors du territoire. Mais on a le doit de ne pas partager les idées politiques du Pacha. Autrement dit, on a le droit de ne pas soutenir le Mustafa Kemal-homme politique. Le droit d'être en somme un "kémaliste de droite" (conservateur, royaliste ou libéral) comme on peut être un "gaulliste de gauche". Soldat et/ou homme d'Etat. Voilà la question. Celle que les "kémalistes de gauche" ont beaucoup de mal à saisir. Mustafa Kemal Atatürk n'est certes pas un "détail de l'histoire turque" mais il n'est pas non plus le seul héros du panthéon turc. L'écriture ne commence pas en 1928...