mardi 1 novembre 2011

Sa Majesté Impériale le Sultan, peh peh peh...

Quel drame, mon Dieu ! Quel papotage infini ! Quel gâchis ! Quel vil entrain ! Voilà que, par respect aux soldats tués par le PKK et aux victimes du séisme, les autorités ont opté pour la mesure dans la célébration de l'anniversaire de la République que les "obsédés" ont repris leurs futiles interrogations. Pourquoi le gouvernement islamo-terroristo-fasciste d'Erdogan et son suppôt au palais présidentiel auraient-ils annulé les festivités ? Voudraient-ils subrepticement instaurer leur "agenda caché" ? Basculerait-on ? Vont-ils nous mettre sous voile ? Vont-ils nous imposer barbes hirsutes de jais et calottes en dentelle verdâtres ? Que Dieu nous en garde, va-t-on aller en file indienne prier dans les mosquées à coups de fouet ? "Va-t-on abolir la République ?", se demandait même un journaliste turc excessivement républicain. Le chef-d'oeuvre du poncif... mais inchallah quand j'y pense...


Les "excessivement républicains" sont appelés, en Turquie, "kémalistes". De la race de ceux qui voient des ennemis partout, des atteintes à l'ordre laïque partout, des tentatives de restauration de la charia tout le temps mais qui refusent obstinément de prendre rendez-vous chez un psychiatre. Du coup, leur dinguerie personnelle rejaillit sur la santé du corps social dans son ensemble. C'est à l'aune de ce "sentiment" de peur que le camp laïque bloque toute démocratisation et toute normalisation accélérées. Et nous autres, non-kémalistes c'est-à-dire les majoritaires, devons attendre que ces "malades" recouvrent leur santé. Tout en mâchonnant cette formidable phrase de Mitterrand dégainée contre je ne sais plus qui, "plus tard, dès qu'on aura le temps, on prendra pitié d'eux !"...


"Maiiis si j'te dis, blaireau ! Ils veulent déraciner Mustafa Kemal de nos coeurs ! Notre chef éternel qui nous a dessillé les yeux en 1923, notre philosophe des Lumières qui nous a laïcisés au bon moment !". Hum hum. Avoir de la sympathie pour Mustafa Kemal, je comprends. Et je le souhaite, assurément. Prier pour le repos de son âme, ça passe toujours; lui porter un sentiment de gratitude aussi, c'est une évidence. Mais comment cet homme a pu devenir une idole intouchable, de l'espèce de ces cheikhs qu'il a combattus toute sa vie ? Pourquoi toute mesure de "dékémalisation", pourtant impérieuse au nom de la démocratie, achoppe-t-elle sur la résistance des fidèles de sa confrérie ? Quand va-t-on enfin nous laisser sortir de la chapelle ardente ? Comment expliquer dès lors l'inculture de ses partisans les plus "cramés" qui croient fêter les 88 ans de la République "laïque" ! Qui ne savent même pas encore que c'est la République qui a 88 ans et non la laïcité ! L'article 2 de la Constitution reconnaissait l'islam comme religion d'Etat ! Un Mustafa Kemal chariatiste gêne tellement qu'on préfère escamoter la réalité des faits...


Après tout, la vieille dame peut avoir 88 ans, peu m'en chaut. La République n'est qu'un régime parmi d'autres et j'attache plus d'importance à la démocratie qu'au régime proprement dit. Ou pour être plus précis, parmi les régimes existants, c'est la monarchie constitutionnelle qui a mon suffrage. A l'époque où l'on vit, il est d'usage de railler les camelots. "Hangi dangalak hala saltanati ister !", "quel âne bâté peut-il encore vouloir la restauration de la monarchie !". Une exclamation d'autorité qui vise à intimider, évidemment. Comme si la République était acquise à jamais, qu'elle représentait LA normalité, qu'elle constituait une avancée indéboulonnable. Il s'avère que je suis borné : moi ! Je persiste et signe, dans le contexte turc pluriethnique et multilingue, il faut que le Chef d'Etat soit une figure qui rassemble et non un candidat vulgairement élu par le peuple divisé en factions.


C'est bien pourquoi trois jours après la grand-messe des "républicains", on enchaîne avec le deuil des royalistes. Il s'avère que nous célébrons, aujourd'hui même, l'abrogation de la monarchie ottomane, le 1er novembre 1922. Malheureusement. Une des plus vieilles dynasties au monde, les Ottomans, perdait la Couronne pour ne garder que le "tarbouche" califal pour quelques mois. C'est que les Turcs n'étaient pas attachés de manière identique aux "deux corps" de l'Empereur. Le Calife importait plus que le Sultan. Mustafa Kemal s'était donc résolu à garder le Califat quelque temps après la proclamation de la République, le temps d'écraser toute forme d'opposition. Et sa hargne fut terrible : Abdul-Madjid, le Calife du monde musulman qui faisait l'honneur de siéger à Constantinople et qui était Turc, fut traité fort maladroitement et expulsé comme un sans-papier. Gaston Jessé-Curely, conseiller d'ambassade français, avait noté : "Hier à six heures du soir Muhittin Bey, directeur de la Sûreté publique arrivé d'Ankara, était porteur du décret de déchéance de Sa Majesté le Calife. Vers 7 heures, un détachement d'infanterie a cerné le palais de Dolmabahçe appuyé par un fort détachement de police (...). Le Calife se trouvait à ce moment-là dans le Harem. Il a été invité à venir à la salle du Califat (...). Le Vali Haydar Bey, après lui avoir lu l'ordre de sa déchéance, s'est approché de lui et l'a invité à quitter le trône califal et à s'asseoir sur une simple chaise en lui disant cette phrase simple : 'la parole est au vainqueur'. En outre, il lui a été signifié qu'il devait avoir quitté la ville à 5 heures du matin (...). Abdul Medjid n'étant plus en fonction, les autorités turques lui ont refusé un passeport diplomatique" (J-L Bacqué-Grammont, "Regards des autorités françaises et de l'opinion parisienne sur le califat d'Abdülmecid Efendi", in La question du Califat, Les annales de l'autre islam n° 2, 1994, pp. 137-139).




J'avoue qu'étant partisan de Ali Abderrazik dans ce domaine, le Calife ne me manque pas; et pour être franc, le prétendant actuel au trône impérial et donc califal n'a rien de "califal" justement, la famille ottomane étant plutôt moderne. D'ailleurs, le dernier calife était lui-même un passionné de littérature française, d'opéra et de peinture. Rien de très grave en soi mais des penchants pas très "canoniques" aux yeux d'un croyant lambda... Une fenêtre de tir quand j'y pense, pourquoi les kémalistes seraient opposés à une famille royale à la pointe de la modernité, modérément pratiquante et, à ce titre, gage de la laïcité ? Et pourquoi la monarchie puerait ? A cause du kémalisme ? Non, voyons, cette doctrine repose sur la souveraineté populaire, "hâkimiyet-i milliye" et tout bon démocrate respecte le résultat des urnes, n'est-ce pas; il ne reste plus qu'à convaincre la population. Si les "excessivement républicains" nous donnent du répit et respectent le jeu démocratique, évidemment. Et, au fait, en attendant, histoire de se cultiver, le chef actuel de la Maison impériale s'appelle Osman Beyazit Efendi; 87 ans et de nationalité américaine. Emouvant. Il est temps, non ? De lui accorder la nationalité turque, je veux dire...