mardi 29 novembre 2011

"Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris ? Nescio, sed fieri sentio et excrucior" (Catullus)

Imaginons, nous autres Français, un enfant de la Vendée devenir le président d'une formation robespierriste. "Tant mieux ! Ça montre qu'il y a eu un apaisement", peut-on penser. Et on aurait raison. Mais si cet "enfant" qui a perdu la moitié de sa famille lors des massacres en vient à soutenir la politique de terreur à l'endroit de ses aïeux, eh ben dans ce cas précis messires, que fait-on ? "Bah, on l'enferme dans un asile !". Voiiilà. Tout compris...


C'est qu'en Turquie, en 1938, il s'est également passé des choses effrayantes. A l'Est. A Dersim, plus précisément (devenue, depuis, Tunceli). Une ville de Kurdes alévis. La race de ceux qui sont déjà détestés par tout le monde en temps normal; Kurdes et alévis, il faut le faire, n'est-ce pas... La République en couche-culotte en vint à décimer près de 50 000 êtres humains. Mustafa Kemal à la tête des opérations, sa fille adoptive Sabiha Gökçen pilote de guerre, des hauts fonctionnaires zélés à qui mieux mieux, menèrent une "guerre de civilisation". C'est que les "Dersimli" étaient assimilés à de vilains ploucs. La République en prit ombrage, elle lança des bombes et s'inventa une excuse : "on ne fait que mater une révolte !".


On s'en souvient, il y a exactement deux ans, le sinistre Onur Öymen, député nationaliste du parti de gauche CHP (justement, le parti à l'oeuvre en 1938), en était venu à "justifier" les massacres de Dersim. "Qui sème le vent, récolte la tempête, coco !". Oui. Quand on se soulève, on doit s'attendre à être châtié, assurément. C'est bien la raison pour laquelle l'Etat turc lutte depuis trente ans contre le PKK. Mais à notre humble connaissance, à aucun moment de l'Histoire, nulle part ailleurs, on a trouvé "normal" d'anéantir toute une population civile pour les fautes commises par quelques-uns. Autrement dit, la "contextualisation" n'explique rien du tout; ce n'est pas parce-que quelques centaines de Kurdes se sont rebellés que l'Etat doit faucher tous les Kurdes...


Il se trouve que le président actuel du CHP est un Kurde alévi de Dersim. M. Kemal Kiliçdaroglu. Ce fameux Vendéen à la tête du parti robespierriste. En 2009, lorsque son collègue Öymen s'en prenait ouvertement à l'honneur de ses ancêtres, Kiliçdaroglu fit une déclaration qui ébranla tous ceux dotés d'une intelligence moyenne : "dans un contexte révolutionnaire, il y a toujours des excès, ça peut arriver, allez circulez" ! Aujourd'hui, le sieur, devenu leader, ne dit pas autre chose. Lorsque le député CHP de la circonscription de Tunceli, Hüseyin Aygün, déclara la semaine dernière qu'Atatürk ne pouvait pas être tenu irresponsable de ce qui s'était passé, son président-coreligionnaire et compatriote lui imposa un bâillon. Depuis, Aygün s'est rétracté...


Et voilà qu'entra en scène, une autre écervelée, petite-fille d'Ismet Inönü (deuxième "père" de la Nation après Atatürk) pour nous dispenser une leçon de fascisme à faire pâlir son propre grand-père : "Bah quoi ! On a bien fait de séparer les familles, de kidnapper les enfants kurdes pour les remettre aux familles turques, regarde, maintenant, Tunceli est une ville moderne; la preuve, ils votent CHP". Ouf ! J'ai envie de pleurer. Est-ce une rhétorique qu'un cerveau humain peut tenir au XXIè siècle, nom de Zeus ! Comment se fait-ce ! Comment peut-on, ne serait-ce qu'essayer de justifier une telle barbarie qui, selon les canons actuels, aurait expédié Atatürk et consorts devant la Cour pénale internationale ! Assassiner 50 000 personnes au nom de cette fichue civilisation qui a produit et produit encore avec une égale bonne conscience des dizaines de milliers de victimes !


Heureusement qu'on a le Premier ministre Erdogan qui a certes fait un "show" mais a néanmoins fini par présenter ses "excuses" au nom de l'Etat. Devant un gigantesque poster d'Atatürk, vous relèverez la tragi-comédie... Excuses ou regrets, peu m'importe à vrai dire, l'essentiel étant qu'il y a une reconnaissance de culpabilité et réparation. Nous sommes donc dans la situation apparemment paradoxale où un sunnite conservateur prend pitié des "Dersimli" alors qu'un alévi fait tout pour disculper Atatürk. C'est encore ce "type" qui demandait au Premier ministre de la République de Turquie de ne pas parler "comme les gars de la diaspora arménienne". Pourquoi donc ? Bah si la République se met à présenter des excuses à tout bout de champ, on finira par admettre un autre "événement inénarrable" et noyauter cette sacro-sainte autorité de l'Etat... C'est un enfant de Dersim qui parle ainsi...




Confronté aux excuses du Premier ministre, Kiliçdaroglu a dû déployer des trésors d'imagination pour faire oublier sa bassesse et se rabattre sur des pirouettes, attitude où il est passé maître : "euh ! d'accord, dont acte ! Mais c'est le Président de la République, en tant que chef de l'Etat qui devrait s'excuser ! Et d'ailleurs, il faudrait également rouvrir les dossiers de Nazim Hikmet, ceux des pogroms contre les alévis de Maras et Sivas, on attend !". Miserabilis. Le grand héros de la gauche, le poète Nazim Hikmet, a été précisément embastillé sous le CHP ! Les massacres de Maras et Sivas ont eu lieu sous des gouvernements CHP ! On a envie de rire mais on ne le fait pas; par respect aux victimes. On ressent parfois la forte envie de mettre une baffe à quelqu'un... "Comment peut-on être aussi con !" avait lâché, pour sa part, un ami CHPiste. Je l'admirai...


C'est étrange, vraiment. Kiliçdaroglu incarne à lui seul cette schizophrénie qui frappe les alévis. Un haut fonctionnaire de l'époque, Ihsan Sabri Caglayangil, avait raconté à un certain Kemal K., autrefois amateur d'histoire, l'effroyable vérité : "on les a gazés comme des rats !". Et voilà que les alévis restent les piliers de la République kémaliste ! Les deux députés de Tunceli sont du CHP, on en perd son latin... Ils auraient peur des sunnites, d'être assimilés, injuriés. Or les faits sont têtus : ils ont été persécutés à chaque fois que le CHP était au pouvoir... Quand la haine et l'amour s'enlaçaient, on parlait jadis de "tragédie". On parle aujourd'hui de pathologie, le "syndrome de Stockholm". Dont acte...