lundi 10 novembre 2008

Atatürk

Encore ? Bah oui. Aujourd'hui, je voulais me rendre au Consulat turc pour régler un problème de service militaire qui s'éternise et qui, en réalité, commence à me gonfler. Mais j'ai changé d'avis; on ne sait jamais, c'est sans douté fermé. Nous commémorons aujourd'hui la 70è année de la mort de Mustafa Kemal. Et demain, c'est le 11 novembre, les fonctionnaires du Consulat doivent faire, à coup sûr, le pont. Ils travaillent déjà beaucoup : tous les jours de 9h à 12h...

Il est une coutume : l'Eternel étant mort à 9h05, les sirènes retentissent, les gens s'arrêtent, où qu'ils soient, quoi qu'ils fassent (heureusement qu'il n'est pas mort la nuit) et enclenchent un embyon de réflexion sur le Sauveur de la Nation.

Ces temps-ci, un film fait jaser; il montrerait les derniers instants de Mustafa Kemal; rien de très grave, mais le hic est qu'il le montre dégradé, affaibli, alcoolique, diminué, comme un vieillard lambda en train de mourir. Les discussions sur sa nature ont donc repris de plus belle : les monophysites, les nestoriens et les ariens se crêpent le chignon. Comme de coutume. Deniz Baykal, le président du CHP (parti fondé par Atatürk) n'était pas content : "comment l'as-tu montré comme ça, misérable, vendu !", "mais c'est la réalité des faits, il est mort ainsi", "on s'en fout de la réalité, enjolive, qu'il meure en odeur de sainteté, réécris le scénario !"... Dans un pays où les syndicats retrouvent haleine devant le mausolée d'Atatürk lorsqu'ils n'arrivent pas à infléchir la politique gouvernementale et où les malheureux prennent en otage ses statues pour obtenir réponse à leurs doléances, on ne s'indigne même plus. C'est vrai que la Nature ne nous aide pas; il est une scène que personne n'arrive à expliquer et qui, je reconnais, m'intrigue fortement. Tous les ans, entre le 15 juin et le 15 juillet, à Ardahan, on voit cette image :




Sa silhouette. Sans raison apparente. Le Ciel s'y met aussi. Comment ne pas l'adorer.
On aime bien discuter sur Atatürk; sans doute, un des hommes les plus complexes : certains s'attellent à analyser sa psychologie, d'autres examinent les annotations qu'il a pu placer sur les livres qu'il a lus pour retracer son parcours intellectuel, d'autres réécrivent des séquences, etc. Ainsi, on apprend qu'il ne serait pas mort d'une cirrhose mais bel et bien d'un cancer. Un héros alcoolique n'est pas joyeux, il faut le reconnaître. D'autres tressent des débilités : "ouais d'accord, il buvait mais tu sais pourquoi ? Hein ? Allez demande que j'te réponde !", "Pourquoi ,", "Parce-qu'il n'arrivait pas à dormir et toc !"...

Il y a aussi les extrémistes anti-kémalistes. Des bêtes. Ils ne savent pas trop ce qu'ils disent d'ailleurs, quand vous tendez l'oreille. Deux mots sur trois sonnent faux. Mais bon, chacun son par-coeur. "C'était un dictateur, dis-le", "un révolutionnaire oui", "dictateur !", "peut-être". Un jour, un enfant, niaisement, lui aurait posé cette question : "M. le Président, on dit de vous que vous êtes un dictateur ?"; "mais si je l'étais, mon petit, tu n'aurais pas pu me poser cette question". D'accord, il voulait à tout prix moderniser la population : chapeau occidental, musique classique imposée aux paysans (ce qui en soi n'est pas incompatible mais bon); contrairement à l'histoire officielle, il n'a jamais poussé les femmes à enlever leurs voiles. Le cerveau importait plus : sapere aude !

En réalité, ce sont les démocrates qui ont déifié Atatürk; le parti démocrate, celui qui était au pouvoir entre 1950 et 1960 contre le CHP. Etrange. D'ailleurs, aujourd'hui, cette dichotomie existe toujours : les familles sont démocrates ou républicaines (CHP= parti républicain du peuple). Un peu comme aux Etats-Unis. Les républicains d'aujourd'hui sont plus la queue de Robespierre que celle d'Atatürk mais bon. Ils ne le savent pas. Ou ils le savent mieux que quiconque.
Les démocrates ont donc été les premiers à "légaliser" le culte de Mustafa Kemal. C'est le zèle des gênés : quand on vous suspecte d'anti-kémalisme, eh bien, ma foi, vous faites des lois pour essayer d'apaiser. Bustes, portraits dans les administrations et loi de juillet 1951 portant sur l'interdiction de porter atteinte à la mémoire d'Atatürk (loi concoctée par le juriste en chef de la République turque, l'Allemand Ernst E. Hirsch). D'ailleurs, le CHP, toujours mécontent, s'était opposé à cette loi; avec un argument toujours "capilotracté" : "nous demandons la démission du gouvernement, si on en est venu à protéger Atatürk par la loi, c'est que sous ce gouvernement, les actions anti-kémalistes se sont multipliées"...

Pas très à l'aise avec les hagiographies, néanmoins gonflé du sentiment de reconnaissance, je livre des photos du Héros national. Dans tous ses états. Comme un être humain.

Certes il était visionnaire :





Il était un grand homme, moderne :







Il avait donc le droit d'être fier de son oeuvre :



Mais il était homme aussi; il dansait :





Il pouvait s'amuser :






Il lui arrivait même de se reposer :






Lui, le "Chef Eternel", mangeait à la bonne franquette aussi :




Comble de sa normalité, il lui arrivait de nager et de jouer au "tavla" (backgammon) :



Il ne dédaignait personne :







Atatürk et ses relations avec son beau-père, avec sa mère, Atatürk malade, Atatürk buveur, Atatürk voluptueux, enfin, un Homme que l'on aime. Certains gémissent ouvertement : "et le nimbe !". On préfère l'homme ordinaire, dont la hauteur de vue s'irradie dans les coeurs et les esprits, sans contrainte, sans obligation. N'a-t-il pas testé : "je ne vous laisse aucun verset, aucun dogme, je vous laisse en héritage la raison et la science". Il est tout de même étonnant que ses suiveurs patentés qui l'ont pétrifié dans son piédestal sont, parfois, au bord du délire dans leur raisonnement; mais bon, je le dis souvent, ils l'ont chipé, ils sont les "interprètes authentiques" et gare à celui qui ose. Interdiction du voile pour cause de kémalisme, interdiction des privatisations pour cause de kémalisme, interdiction de l'expression libre pour cause de kémalisme... "Le kémalisme, cette idéologie absurde d'un militaire immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies" ? Mais non voyons, trêve de semonces. Dors en paix, Mustafa Kemal; et pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils disent...