Ca y est, une nouvelle aventure commence. Ca fait déjà sursauter. C'est que le Premier ministre Erdogan vient de lancer un débat public sur une vieille idée qu'il ne faisait que mâchée jusqu'alors : la présidentialisation du système politique. Et depuis, l'on dégorge à qui mieux mieux. Car comme on le sait, cet islamiste-fasciste-terroriste fait sa pâture de doctrines les plus dangereuses; c'est donc pesé : on se dirige vers un Etat autoritaire.
Les opposants de la vieille roche se sont immédiatement jetés sur les livres de droit constitutionnel, histoire d'avoir l'air intelligent et surtout malin. Car la critique sans argument, ça ne se fait pas, comme on le sait... Et le voici, l'argument : le système présidentiel va conduire à l'éclatement de la Nation et à un changement de régime. Rien que ça ! Car s'il est une tradition dans la classe politique turque, c'est de broyer du noir en permanence. Faire peur à la masse. Vaticiner. Et comme les Turcs sont, comme nous l'apprennent la théorie et la pratique (les nationalistes ne viennent-ils pas de casser le nez à Ahmet Türk et au ministre des ressources naturelles !), très à cheval sur les principes de l'intégrité territoriale et de l'indivisibilité de la République, ça fait toujours recette.
"Regarde, c'est écrit page 127, le régime présidentiel américain se combine avec le système fédéral t'as vu ! Quoi alors, les Kurdes font encore commencer à rêver, allez, enterre ton projet, s'te plaît !". D'autres essaient de faire peur, à leur manière : "Tu veux être Padichah hein, avoue-le !". Certains ressortent le spectre de la charia, un gagne-pain : "attation attation ! On bascule !". Les soutiens existent aussi; du type, la Turquie a une culture de l'homme fort, il n'y aurait donc aucun problème de greffe. Et c'est vrai, malheureusement...
C'est vrai que dans un pays où il y a déjà le système primo-ministériel, quel pourrait être le "plus" du régime présidentiel, c'est une question qu'on peut se poser. Puisque tout passe déjà par le Premier ministre. C'est même lui, en qualité de leader de l'AKP, qui avait "nommé" le futur Président de la République ! Son pote Abdullah Gül lui doit une fière chandelle, c'est un fait. C'est que jusqu'à la réforme de 2007, le Président de la République était élu par le Parlement. Parlement qui est aux ordres du parti majoritaire. Parti majoritaire qui est lui-même tenu d'une main de fer par son leader ! Un "Etat démocratique", officiellement...
L'actuel chef de l'Etat, dont personne ne sait encore la durée du mandat (7 ans conformément à la Constitution en vigueur au moment où il a été élu par le Parlement ou 5 ans conformément à la révision constitutionnelle de 2007 ?), doit se sentir bien utile. Un Président potiche (même si ses pouvoirs nominaux sont énormes mais à quoi bon ?) qui se retrouve un peu comme la Reine d'Angleterre, à sourire à droite à gauche, à saluer par-ci par-là, à ne rien faire de primordial. Deniz Baykal en a profité pour taquiner le Président : "c'est pas tes dents qu'on a besoin de voir, c'est ton implication dans ton rôle d'arbitrage !". Arbitrer quoi, cela dit. Son Premier ministre qui est en même temps son leader, son pote, son obligé ? Un Président-débiteur... Il vaut mieux garder un système où la Présidence de la République est le siège suprême de l'arbitrage, du symbole, du symbolique. Le Président de tout le monde. Qui parle peu mais bien, qui rassemble, qui rapproche. Un homme consensuel. Et surtout pas un politique en fin de carrière.
Le Premier ministre Erdogan est ainsi; il est passé maître dans l'art d'accumuler les annonces. Moi ça me rappelle un autre dirigeant d'une très vieille démocratie. Ce qui est bien dans ces pays, c'est que les citoyens deviennent tous de grands juristes, économistes, historiens avant de trouver un travail ou de quoi se nourrir. Les esprits s'ébrouent, les bras ballent, les estomacs gargouillent. Mais les dirigeants sont dans le cosmétique. "Dis pas ça ! Avec les régionales, les Français nous ont donné un signal fort, ils veulent qu'on interdise la burqa !", "ouais d'abord, et nous en Turquie, ils veulent que je sois Président comme Barack, valla !"... Prendre le pouls de l'opinion, cela s'appellerait. Allons donc. "On déplore un tout petit rien. A part ça, tout va très bien"...