Un groupe bigarré, on espérait. Histoire de constater que le mécontentement n'est pas l'apanage d'une seule chapelle. Mais non; toujours les mêmes. Les kémalistes. C'est-à-dire les conservateurs. Les tenants du "statu quo"; "statükocu" disent les Turcs. Pour le ban et l'arrière-ban kémaliste, les choses sont claires : le gouvernement AKP a décidé de soumettre l'institution judiciaire indépendante. Deniz Baykal, le chef du CHP, parti de gauche kémaliste, s'est drapé de la gravité qu'exigerait le moment : "je vous mets solennellement en garde, ne touchez pas à la justice, vous jouez avec le feu; après ne dites pas qu'il ne l'avait pas dit !". Ca fait peur, évidemment. C'est que la dernière personne qui avait employé cette expression s'appelait Ismet Inönü, l'ancien chef du CHP; en 1960, contre le Premier ministre démocrate Adnan Menderes. "L'avertissement historique" ("tarihi uyari"), l'a-t-on baptisé. Résultat : quelques semaines plus tard, le Premier ministre Menderes a été renversé par un coup d'Etat puis pendu...
C'est sans doute la scène la plus édifiante : le procureur général d'Istanbul a déchargé certains de ses substituts, de leurs attributions. Motif : avoir mis en examen 78 officiers dont 25 généraux et amiraux. "Et alors ?", peut-on se demander. C'est que ces mises en examen ont déplu à Monsieur le Procureur. Et tout content de sa sortie, il s'est justifié : "avant d'embarquer 25 généraux, les procureurs auraient dû analyser les conséquences que leur décision aurait nécessairement entraînées". Voilà donc un raisonnement strictement juridique. Ca s'appelle l'indépendance et l'impartialité de la justice. Ravis sont, sans doute, ceux qui défendent mordicus ces deux principes... Lorsque Sami Selçuk, un ancien président de la Cour de cassation, professeur de droit et juriste respecté par tout le monde, avait déclaré qu'un juge ne doit jamais se soucier des conséquences politiques, économiques ou sociales que sa décision va entraîner, ce même tout le monde s'était affolé. Comment un juge pouvait seulement juger en fonction du droit dans un pays comme la Turquie ?
Limpide, en réalité : un scandale. La justice prend des gants avec les militaires. Et encore, il faut derechef distinguer : les officiers et les autres. Et parmi les officiers, les généraux et les autres. Des ruptures d'égalité entremêlées. Pour comprendre le principe d'égalité en vigueur en Turquie, il faut avoir un esprit très sophistiqué. La haute botte est ainsi. N'a-t-on pas vu dernièrement le commandant de la troisième armée refuser de se rendre à la convocation d'un procureur. Il a préféré passer directement à la phase du jugement. On appelle également cela "indépendance et impartialité de la justice". Et personne ou presque ne s'en offusque. C'est normal. Un général d'armée.
Et voici maintenant, un juge de la chambre d'instruction qui vient de mettre en liberté des militaires et affidés accusés de tentative de coup d'Etat et placés en détention provisoire par d'autres juges. Un jour plus tard, trois juges les ont replacés en détention. Ils en profité pour dénoncer, dans leur ordonnance, la trop libre interprétation et la partialité du juge unique. C'est que le juge unique avait une drôle d' "intime conviction" qui consistait à "libérer" tous ceux que d'autres juges plaçaient en détention avant lui. Et tous les mécontents faisaient appel devant ce juge. Intime conviction; conviction tout court, peut-être. D'ailleurs, ce juge avait été nommé par le Conseil supérieur des juges et procureurs (HSYK) spécialement à cet effet. Bref, on s'éclate... Euh pardon, "indépendance et impartialité de la justice".
Ca tombe bien, le gouvernement AKP, terroriste, fasciste, autoritaire, dictatorial et islamiste accessoirement, a décidé d'intervenir pour renforcer cette "indépendance et impartialité". Les kémalistes ont froncé les sourcils. Deniz Baykal prévient : "attention !!!". Il a annoncé une très bonne nouvelle : la saisine de la Cour constitutionnelle. Youppi, une nouvelle crise en perspective. Et le président de la Cour de cassation a également haussé le ton. Et celui du Conseil d'Etat, un ennemi juré du gouvernement qu'il est censé conseiller, s'est aussi désolé. Le procureur près la Cour de cassation, celui qui interdit les partis comme il peut, est allé encore plus loin; il a tout bonnement organisé une conférence de presse pour balancer son index. Il ne reste plus que le Président de la Cour constitutionnelle. Mais lui, c'est un homme du gouvernement, comme on le flaire. Enfin, l'ancien procureur près la Cour de cassation, Sabih Kanadoglu, a aussi annoncé la future décision de la Cour constitutionnelle; selon lui (et on le croit puisqu'il est à lui seul une doctrine qui inspire largement les juges constitutionnels), la Cour va, à coup sûr, annuler ces révisions. Sûrement. Même les deux syndicats de la magistrature se cardent le poil. L'un dit noir, l'autre blanc...
Les juges des cours suprêmes se plaignent sans arrêt de la "dépendance" de la justice. Car, disent-ils (et c'est leur seul argument d'ailleurs), le ministre de la justice et son directeur de cabinet siègent au Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK). Le ministre en est le président de droit et la présence du directeur de cabinet est juridiquement indispensable pour ouvrir les séances. Les cinq autres membres sont nommés par la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. Du coup rien ne fonctionne sans la volonté des deux. D'ailleurs, le HSYK n'a ni budget ni secrétariat ni fonctionnaires propres.
Le projet du gouvernement vise justement à redonner une "dignité" au HSYK. Il sera désormais composé de 21 membres, sera divisé en trois formations et le ministre ne pourra présider que l'assemblée plénière. Il aura un budget propre et un secrétariat. 10 des 21 membres seront nommés par tous les juges du pays et non plus seulement par la haute robe. Ce n'est rien par rapport à la réforme du CSM français. Le CSM avait juste demandé du bout des lèvres de respecter au moins la "parité entre magistrats et personnalités extérieures"; "oui oui, rêve toujours" avait répondu le gouvernement. Et les juges étaient rentrés dans le rang. En Turquie, c'est autre chose; ils agressent le gouvernement. Ils sont si indépendants...
La Cour constitutionnelle également reçoit quelques "coups de canif" : elle passe de 11 à 17 membres. 3 choisis par l'assemblée nationale et les 14 autres nommés par le Président de la République dont 9 sur proposition des cours suprêmes. Bref du pluralisme va s'imposer à la Cour constitutionnelle. Des juges socialistes, plus conservateurs et plus libéraux vont désormais sièger à côté de leurs collègues kémalistes. On aura une jurisprudence moins dogmatique. Quand un journaliste avait gratifié un professeur d'université de termes comme "vendu, chien, débile", la Cour de cassation n'avait trouvé rien à redire, "ah bah, t'y vas mollo dis donc, o da bir şey mi ?"... C'est que ce professeur gênait beaucoup, il défendait le droit des minorités. Il était libéral; il devait donc être aussi libéral pour recevoir des insultes... Mais lorsque la célèbre journaliste libérale, Nazli Ilicak, la seule "chariatiste" au monde qui boive de l'alcool et qui ne soit pas voilée, a dit "mêle-tout" à un juge qui voulait juger le Président de la République malgré son immunité, la justice l'a condamnée à 11 mois de prison avec sursis. Indépendance et impartialité, encore une fois. D'ailleurs, dans d'autres Etats autoritaires comme la France, les Etats-Unis et l'Allemagne, ce sont les politiques qui nomment les membres des Cours constitutionnelles. Et le pape turc du droit constitutionnel qu'est Ergun Özbudun (et accessoirement le juriste turc qui siège à la Commission de Venise du Conseil de l'Europe) est sûrement trop naïf pour ne pas débusquer les visées fascisantes du gouvernement AKP.
Evidemment, ces sujets sont graves. Réviser la Constitution, modifier l'organisation judiciaire. Ce qui est navrant, en Turquie, c'est qu'on est obligé de démocratiser à la va-vite; à la sauvette, presque. Histoire de ne pas tomber dans les filets des institutions kémalistes. Le référendum sur l'élection du Président de la République au suffrage direct avait été organisé dans cet état d'esprit. Ca casse ou ça passe. C'est vrai que dans les pays en voie de démocratisation, ce que les tenants du statu quo appellent "les droits de l'opposition" s'apparentent souvent à des subterfuges pour gagner du temps. La patience n'est l'apanage que des régimes fermement démocratiques; des régimes où papoter sert à quelque chose. Pas à faire du surplace. C'est un combat : des colonnes s'écroulent, d'autres se dressent. Tel est l'enjeu. Le révolutionnarisme de Mustafa Kemal, "devrimcilik"...