lundi 5 juillet 2010

Protée Kemal...

On avait youyouté, pourtant. Un homme de gauche prenait la tête d'un parti social-démocrate. Il disait "lutte contre la corruption", "pain", "concorde", "emploi". Le vieux de la vieille, Deniz Baykal, rattrapé par une histoire de coucherie, céda le fauteuil de prestige, celui de Mustafa Kemal. Le fougueux Baykal disparaissait (enfin) du décor et le presque rachitique et haillonneux Kiliçdaroglu s'intronisait. La base l'avait porté à la présidence. La presse louait sa sincérité. Les conservateurs de l'AKP pleuraient Baykal, l'éternel perdant, celui dont l'existence était, en soi, signe de victoire pour eux. Les gérontes et viragos du CHP étaient relégués dans l'armoire aux reliques...


Sauf un. Le tombeur de Deniz Baykal, le secrétaire général du parti, le canonique Önder Sav. On comprend petit à petit que ce souffleur qui aurait pu passer pour légitime auprès d'un leader inexpérimenté, est, en fait, le tireur de la marionnette Kiliçdaroglu. Si bien que lorsque ce dernier fait une déclaration, on a pris l'habitude d'attendre le lendemain avant de le prendre au sérieux; c'est qu'il rectifie toujours les propos qu'il a tenus la veille...

Nous avons donc affaire à un Premier ministrable qui maille ses intentions. Plus les jours passent, plus on se rend compte que c'est un homme de paille qui, loin d'avoir un programme, ne sait même pas réfléchir en bonne et due forme. C'est qu'il ne sait même pas défendre un argument. On s'en souvient : le mois dernier, invité sur un plateau de télévision, on avait eu un avant-goût de sa flagrante incompétence. Il s'était retrouvé à devoir expliquer sa position sur le voile à l'université. Lorsque le gouvernement tenta de résoudre le problème, le Sieur, qui n'était alors que simple député du CHP, avait été de ceux qui avaient déféré la loi à la Cour constitutionnelle. Les journalistes ont donc demandé : "est-ce que vous êtes toujours contre le port du voile dans les universités ?", "je pense que ce problème va trouver un dénouement lorsqu'on sera au pouvoir", "c'est-à-dire ? Vous allez voter la même loi que vous avez contribué à faire annuler par la Cour constitutionnelle ?", "non mais cette question ne sera plus une épine", "d'accord, on a compris, mais comment ?", "oh !!! qu'est-ce j'en sais moi ! allons ! il y a une décision de justice, je ne vais quand même pas m'engager à la violer !", "mais vous êtes un homme politique, si un homme politique ne trouve pas de solutions aux problèmes de la société, à quoi bon s'engager en politique ?", "(un peu gêné) rien ne dit que ces filles vont porter le voile ad vitam aeternam, pfff!", "c'est ça votre politique !?", "allez allez une autre question...".

Voilà donc. Sans exagération. Transcription fidèle. Un pauvre type. Tu sais, les voyous disent souvent "tu fais pitié", on avait envie d'être voyou sur le coup... Il croyait réfléchir : si les filles n'insistent plus pour porter ce fichu, il n'y aurait plus de problème ! Un candidat à la direction du pays ! Et cette semaine, lors d'une entrevue, on lui a posé la même question; la réponse fut un peu plus encourageante : "nous allons régler ce problème, je m'y engage !". Le journal a donc, tout naturellement, titré : "les filles voilées auront accès à l'université". La Nation, épatée, fut au bord des larmes. Un homme de gauche parlait de droit de l'homme. La honte qui s'était abattue sur la Turquie allait enfin s'évaporer. Allait. Car Monsieur le Président a envoyé une rectification au journal précisant qu'il ne s'était pas engagé en ces termes. Au XXI è siècle donc, en Turquie, un homme politique qui dirige le parti de Mustafa Kemal, se sent obligé de démentir quand on lui prête des intentions démocrates : "hep hep, je suis toujours fasciste"... Complètement nickelé, le type !


Il avait pirouetté sur Dersim, il a pirouetté sur le voile, il pirouette sur le problème kurde. Il promettait une amnistie générale pour les rebelles du PKK mais a ravalé cette promesse, la seconde d'après. Ah ces Kurdes ! Un peuple sur lequel on s'acharne depuis des décennies et personne n'est "foutu" de trouver une issue honorable. Dit en passant, s'il y a bien une formulation quasi-parfaite en matière de droits de l'Homme, c'est celle de la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unies : "We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness". La recherche du bonheur. C'est si simple.

Les idées ne manquent pas, évidemment : établir une zone tampon en Iraq du Nord afin de contenir les attaques du PKK; "et l'Iraq, il est d'accord lui ?", "on s'en fout de l'Iraq !". Ou donner plus de pains, aussi. Les nationalistes de droite et de gauche (et Monsieur est un de ceux-là) insistent : il s'agit là d'un problème purement économique. "Allez ouvre la bouche, attention à la louche !". Le PKK est donc du simple terrorisme; sans profondeur, sans raison, sans raisonnement. Le MHP a trouvé la panacée, lui : rétablir la peine de mort, pendre Öcalan, et décréter l'état d'urgence. Pour les Kurdes de Turquie. Des citoyens. Même les Américains ont compris que ce n'est pas en larguant des bombes qu'on gagne les coeurs...


On l'oublie souvent, mais le bonheur de la personne humaine prime sur les gigantesques principes de l'Etat; ceux qui remplissent bien la bouche mais qui ne dérident personne. Et le nouveau leader du CHP, au lieu de respirer l'espérance, récite les doctrines officielles les plus éculées. Non aux voilées, rien aux Kurdes, niet pour la réforme de la justice. Le programme d'un parti de gauche. "Allez tu m'as convaincu, je lui retire mon soutien, moi", "ouais, c'est que du vent". "Şapşal", disent les Turcs. Benêt, étourdi. On ne devient pas leader, ça nous le confirme au moins; on naît leader... Lui, on le pousse, ça se voit. Ses initiatives sont immédiatement rebutées. De la galerie, en réalité. La nomenklatura kémaliste est droite dans ses bottes; elle commence à sourdre. On a presque pitié pour l'honnête Kiliçdaroglu. Le pif d'Önder Sav apparaît de plus en plus sur les écrans. Un écuyer comme Premier ministre, non merci...