lundi 26 juillet 2010

Brassage

"Tout un aria j'te jure ! Le salaud ! " avait lâché une amie. "Mais de quoi tu parles, tu déprimes en direct ?" m'étais-je empressé de l'interroger, "j'vais m'sevrer d'amour, tiens !", "t'es pintée ou quoi, c'est pas bien de boire, c'est haram en plus !", "il m'a épuisé, il m'épuise encore et toujours", "pourquoi ? Il se rase tous les jours ?", "mais qu'est-ce tu racontes !", "un charabia, comme toi"...


Quand on assiste à une déflagration de colère en direct, il faut, pour calmer son vis-à-vis, charabiater. C'est comme un coup de massue. Ca marche toujours. La personne n'ayant rien compris à la réplique, s'arrête net. Comme on le sait, celui qui fait une crise d'humeur a toujours besoin soit d'un contradicteur qui va essayer de le raisonner et qui va donc, ipso facto, l'exalter encore plus soit d'un aiguillonneur qui, comme son nom l'indique, va aggraver la situation en versant du fuel. Une sorte de comédie tirée au cordeau : l'un raisonne ou excite, l'autre hurle, dévide son chapelet, suffoque et se calme. Mais quand l'ami ne fait ni l'un ni l'autre, c'est la catastrophe. Car on ne passe pas à l'artificiel, on reste dans le naturel; or, l'esprit s'était préparé à affronter les conseils barbants de l'ami ou son discours encourageant. Confronté à l'indifférence, n'ayant pu mettre en scène son scénario, il cesse de continuer dans le rebiffement. On gagne un temps fou... Ay j'suis malin...


Elle était amoureuse, elle s'était disputée avec lui, elle lui en voulait, elle le détestait mais elle l'aimait et c'était le problème. Le classique du classique. Elle, une française, lui, un "rebeu". C'est d'elle que j'avais entendu cette phrase si bizarre : "un Arabe, lorsqu'il est chrétien, a l'air plus raffiné". C'est que chrétien dans une société musulmane, on aurait l'air plus chic. Un Libanais chrétien, par exemple, quelle allure n'est-ce pas ?


Ouais. Evidemment, c'est son "délire"; dire "rebeu" à son ami Libanais chrétien donc, c'est la provoquer. "Rebeu", c'est pour l'Arabe musulman. Ca disqualifie mieux. Saad Hariri est un "rebeu", Michel Sleimane, un "Arabe chrétien". Housni Moubarak, un "rebeu", Boutros Boutros-Ghali, un "Arabe chrétien". Mahmoud Abbas, un "rebeu", Fouad Tawil, un "Arabe chrétien". Elle n'est pas raciste, la pauvre, non, elle est sous influence, c'est tout. Car présenter un "rebeu" à ses parents, ce n'était pas négociable. Il fallait lui trouver une identité plus alléchante. Bon il était orthodoxe, mais ça ne faisait rien. Il fallait qu'il fût "comme nous". Oui, "comme nous". On avait donc mis en avant son côté "Libanais chrétien". Le père, athée, et la mère, catholique, s'étaient assagis. Ca faisait donc un athée, une catholique, un orthodoxe et une fille pyrrhonienne. Une belle famille, ça s'appelle. "Ah bah t'en as des amis !". Au collège, au lycée et à la faculté d'histoire, mes amis les plus proches étaient des juifs, des socialistes et des gays. Des gens avec qui, a priori, je n'avais aucune raison d'avoir des "connexions". C'est sans doute banal de le dire, mais on apprend la tolérance...


Une amie musulmane qui épouse un juif, un ami musulman qui épouse une chrétienne, une amie alévite qui épouse un sunnite, etc. Des cas de figure qui, d'emblée, sonnent faux. L'entourage s'inquiète, les parents s'affolent, les amis doutent, les camarades essaient de comprendre, les invités serrent les dents. Il faut toujours que ça commence par le mécontentement du père et la désolation de la mère. Musulmans et chrétiens, c'est devenu courant, ça ne choque plus car il n'y a plus de chrétiens. Ca n'existe plus, un chrétien. C'est soit un sceptique soit un athée soit un indifférent. Mais musulmans et juifs ou alévis et sunnites, c'est rare. Or ce sont deux corps, au fond. Deux êtres humains. Mais les valises sont lourdes. Chacun débarque avec ses peurs, ses défis, sa volonté.


Dans une étude réalisée en février 2010, Pew Global Attitudes Project montrait que plus de 90 % des Jordaniens, des Egyptiens, des Palestiniens, des Libanais (musulmans et chrétiens) et plus de 70 % des Pakistanais, des Indonésiens et des Turcs avaient une opinion négative sur les juifs. L'opinion défavorable des chrétiens tourne autour de 40 % en Jordanie, Egypte, Palestine, Indonésie mais bizarrement, ce sont les Turcs qui sont en tête de liste (68 %). Comme quoi, la Turquie, héritière de l'empire ottoman, est devenu un pays hypernationaliste, infidèle à l'esprit de son ancêtre. Voilà à quoi on aboutit quand on devient un Etat-Nation à marche forcée...

Les Turcs, les juifs et les chrétiens, comment ils ont pu arriver à se méfier les uns des autres ! Quand j'y pense, tous les Arméniens, tous les Grecs, tous les Caucasiens, tous les émigrés balkaniques, tous les Arabes ont un lien très fort avec les Turcs. La diaspora arménienne, dit-on, mais c'est la diaspora de l'anatolie ! Des "gens de la Turquie" ! Il y a un paquet de gens célèbres qui ont des liens avec la Turquie : les Carasso, les Camondo (famille éteinte à cause de Vichy), Madame la Mère de Sarkozy, Marc Lévy, le maire de Londres (petit-fils d'un ministre ottoman), Balladur, Françoise Giroud, Paul Misraki, Mehmet Öz, Helmut Kohl et sa bru, même Robbie Williams et sa petite-amie. Etc. etc.



On apprend en réalité une chose toute simple : seulement 35 % des Arabes israéliens ont une opinion négative des juifs et 12 % des Libanais ont une opinion négative des chrétiens. Autrement dit, ceux qui vivent ensemble sont les moins hostiles. Car ils se connaissent; ils ne fantasment pas, ils ne rêvent pas, ils ne s'illusionnent pas. C'est la nature humaine : on a peur de ce qu'on ne connait pas. Les cantons suisses qui avaient voté massivement pour l'interdiction des minarets étaient les plus ignares sur l'islam.



Un de ceux qui occupent mon panthéon, Yadh Ben Achour, écrivait : "les civilisations souffrent d'ignorance. L'accélération des modes de communications nous a rendu plus sourds, plus ignorants, plus étrangers les uns aux autres que jamais. L'Europe, par exemple, vit quotidiennement avec l'islam, mais la majorité de ses sujets ignorent l'histoire, les principes, les sensibilités de l'islam, sinon par des clichés faux, incongrus et parfois haineux. Les musulmans d'Europe et d'ailleurs se cloîtrent, quant à eux, dans une autarcie culturelle et religieuse étroite, entêtée, propice au développement de la haine. Proximité sans convivialité : tel est notre présent" (Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations internationales), p. 313).



Quand on ne sait pas pourquoi on déteste quelqu'un, c'est qu'on est malade. En Turquie, par exemple, certains Turcs considèrent les Kurdes comme des ploucs. "Kıro", dit-on; c'est-à-dire "croquant". Les Tcherkesses, et j'en sais quelque chose, se méfient des autres ethnies. Les minorités ethniques vivent déjà dans leur bulle. En France, c'est la même chose; les clichés sur les Arabes, les Noirs, les juifs vont bon train.



Ces deux pays sont pourtant les deux endroits de la planète où le vivre-ensemble est un principe cardinal qui régit la société. Un principe vide de sens. Et inutile. La Fraternité ne se décrète pas. Or elle l'est en France. C'est un qualificatif de la République. Moi la dernière fois que je l'ai croisée, elle s'en prenait aux musulmanes. Elle leur demandait de déchirer leur voile. Au nom du vivre-ensemble. Elle est là ma définition du vivre-ensemble, pour ma part : "Je ne partage pas vos idées, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez les exprimer". C'est un "daron" qui l'a dit; "eh bien garde-le ton daron, nous, nous sommes rousseauistes, coco ! Nanik"... Une loi va leur imposer de vivre comme les vraies françaises. Et il n'y aura plus de problèmes. Comme on avait fait en 2004. Les députés n'ont pas eu honte d'employer un tel argument : la loi a réglé le problème ! Je me demande vraiment ce qu'il va se passer dans ce pays quand le boisseau commencera à bougeotter...