"Si vous considérez cela comme un soulèvement, oui, nous nous soulevons !". Il y est allé franco, Hasip Kaplan. On le sait, l'explosion vient toujours de loin. Un député du BDP, "parti de la paix et de la démocratie", alias le parti kurde. C'est qu'il venait de parler en kurde à la tribune du parlement. L'effroi avait encore une fois envahi les esprits.
On s'en souvenait; en 1991, c'était Leyla Zana qui présentait ses voeux de paix en kurde; résultat : déchéance et emprisonnement. L'époque de la brutalité. Cette fois-ci encore, les nationalistes guettaient, on s'attendait à une crise. Le vice-premier ministre, Bülent Arinç, un pilier de l'AKP, chipa le micro; l'homme le plus calme et le plus sensible du monde politique allait riposter. A sa manière, encore une fois : "Huda ji te razibe", "que Dieu vous bénisse"... Un ministre de la République si jacobine, si assimilatrice venait tout bonnement de parler en kurde, à son tour...
Ouah !, évidemment. Une espérance. Ni mort d'homme ni coup d'Etat militaire sur le champ. Du cathartique à forte dose. On s'est taquiné et la séance a été levée. Le président de l'assemblée a semblé s'énerver un instant, ça a été vite oublié... Ils en ont assez des promesses des uns, des menaces des autres, les Kurdes. Désormais, le droit devra suivre la pratique. C'est que, dorénavant dans le sud-est de la Turquie, la langue kurde "épaulera" le turc, la langue du seigneur. Pour les noms de villages et de rues, les panneaux, les menus, dans les administrations publiques et à l'école. Le slogan est bien prêt : l' "autonomie démocratique au Kurdistan". Des "communes" sont proposées; si si, comme celle de Paris, en son temps. A tous les niveaux : villages, arrondissements, villes, régions. Et elles auront compétence sur tout, évidemment, tant qu'à faire : social, économique, culturel, artistique, sportif, juridique, commercial, industriel, et même militaire et diplomatique. Eh ben dis donc... Un drapeau, aussi... Et tout cela, s'il vous plaît, pour conforter "le vivre-ensemble"... "Ah ça bourre, hein !"
C'est vrai qu'on ne voit pas pourquoi les Kurdes, qui ont autant de "parts sociales" que les Turcs, seraient obligés de vivre dans la langue des Turcs, penser en turc, déclamer tous les matins à l'école "Je suis Turc, je suis droit, je suis travailleur" ou "heureux qui se dit Turc". On a beau leur marteler qu'il ne s'agit pas d'une appartenance ethnique mais d'une affiliation citoyenne, ils ne veulent pas en entendre parler. A raison. Non, c'est non. Et ce "niet" sort de la bouche de près de 2 millions de personnes. C'est tout bonnement un désir de séparation qui ne s'assume pas; et 2 millions de citoyens de la Turquie croient à un tel projet. Ils sont mentalement disponibles pour une telle perspective. Perspective étouffe-turque, on l'a compris...
Tout le monde est contre. Les militaires ont évidemment réagi. "La langue de l'Etat, c'est le turc, que personne ne bronche ! L'Armée est le garant de l'Etat-nation, de l'Etat unitaire et de l'Etat laïque". Ce que fait la laïcité là-dedans, personne ne le sait. Mais c'est comme ça. Un tic. Il faut toujours la mentionner... Heureusement, ça n'a plus le poids de jadis. Le BDP a répondu au tac-au-tac : "d'accord, mais t'es qui toi !"... Chapeau. Et la contre-attaque a été féroce : "dites-nous d'abord à qui appartient les terrains sur lesquels sont bâtis le palais présidentiel et l'assemblée nationale ! Avouez !". Les mauvaises langues disent qu'ils appartenaient aux Arméniens déportés... Coup bas ou coalition des rescapés de la République...
Même les libéraux s'y opposent; car c'est certain, ce projet mènera au divorce. Et on ne voit aucune raison de laisser s'échapper un pan du territoire. Le CHP (un parti social-démocrate, pourtant) ne sait même pas encore prononcer le mot "kurde", c'est simple. D'ailleurs, Kiliçdaroglu promet des usines et une réforme agraire aux "citoyens du sud et du sud-est" (sic). Toujours la même cécité : le problème kurde n'a qu'un aspect économique. On installera quelques bâtiments et on plantera quelques arbres aussi pour faire beau et ça serait bon... Le nationaliste Bahçeli parlait, lui, de "tentative d'insurrection". Ca tombe bien, le procureur près la Cour de cassation a retroussé les manches pour "examiner" la situation.
Les pavés dans la mare se suivent et se ressemblent. Les mêmes craintes, les mêmes doléances, les mêmes syncopes. Évidemment, je n'ai rien contre tout cela, moi. Les débats, je veux dire. Qu'ils parlent le kurde. Qu'ils l'apprennent avant tout; même Öcalan n'en parle pas un mot. C'est dire l'urgence et la pertinence du besoin. Et les Lazes parleront leur langue, aussi. Les Ossètes, aussi, tant qu'à faire. Les quelques Arabes, les Arméniens. Et les juifs, il faudra prévoir un clavier hébreu. Les langues, ce n'est pas ce qu'il manque en Turquie. Les descendants du Caucase sont, à eux-seuls, un casse-tête.
Les rues d'Istanbul sont pleines de "café" et de "restaurant", par exemple; en français et en anglais. C'est chic, c'est branché, c'est "normal". Si bien que l'armée n'a jamais haussé le ton, à ma connaissance. Car chaque commerçant est maître de son enseigne; l'épicier et le restaurateur doivent pouvoir apposer des noms en kurde, rien de plus normal. Les panneaux, les menus, les villes en kurde, que c'est beau... Et on parlera en espéranto entre nous; une occasion d'apprendre une nouvelle langue. Un Ossète saluant son voisin kurde chez le médecin laze dans un quartier arménien. Oui oui, c'est bien ça; l'espéranto. Et quelques pieds de nez en direction du Turc qui passerait par-là... On s'éclatera. L'assemblée nationale ressemblera à l'assemblée générale des nations-unies; avec des casques sur la tête, on s'écoutera et on débattra de l'avenir d'un pays qu'on aura toujours en commun. Les traducteurs trouveront du travail. Et moi je me mettrais une fois pour toute à apprendre correctement l'ossète. Pourquoi pas, quand j'y pense. Au sud-est, par exemple, les instituteurs feront cours en kurde; les mathématiques en kurde, ça doit être un régal. Je choisirais l'option oubykh, moi, histoire d'emm..... tout le monde...
Kurde, langue officielle ? Aucune idée. Je ne suis pas un intellectuel moi, je n'ai pas à réfléchir sur de graves sujets. Certains craignent une franche babel qui mènera en dernière analyse à un éclatement du pays. Du si beau pays. D'autres fustigent les doléances kurdes pour une seule raison : une haine anti-kurde. Une aversion. Des "croquants", comme on le sait. "Kıro". Certes, leurs propositions peuvent irriter; c'est bien plus qu'un "food for thought" ou un "brainstorming". C'est une probable séparation territoriale. Mais c'est comme ça. Et ils ont le droit de l'exprimer. Sa mise en oeuvre est une autre question.
Ce qui me préoccupe moi, c'est le bonheur de l'individu. Les nations, les communautarismes, les groupes : des concepts et c'est tout. Mais je ne peux que m'interroger : et si ce Kurdistan "libéré" tombe dans le système archaïque des chefferies. Où l'on comprime l'individu avec autant d'entrain que dans un État jacobin. Et si les Kurdes échappant à Ankara, tombent dans les mains de quelques séides cruels. Faut-il le rappeler, l'organisation tribale existe dans cette zone. L'individu étouffe. Des mailles du jacobinisme aux griffes de la féodalité locale, ça serait dommage... Le bébé et l'eau du bain, toute une subtilité. A quoi aurait servi la "libération" ? A se soumettre à d'autres seigneurs ? La servitude peut-elle être un programme politique ? Une politique ciblée sur l'individu kurde et non le groupe ne serait-elle pas plus bénéfique quand on sait que seulement 2 des 15 millions de Kurdes votent pour le BDP ? Un Kurdistan sous la férule du PKK sera-t-il respectueux des droits de l'Homme ? Pourquoi, alors, avoir menacé le plus grand intellectuel kurde, Orhan Miroglu, pour avoir osé parler autrement ? Juste quelques interrogations sincères, c'est tout...