samedi 4 décembre 2010

Deux et deux font cinq

Les Suédois, toujours aussi polis. Si suaves, si sensés, si humanistes. L'Ombudsman des discriminations vient enfin de rendre sa "sentence"; nos "Gerin et autres" avaient parlé de l'affaire dans leur rapport (p. 71). Celle de l'étudiante qui voulait porter un voile intégral cependant qu'elle aspirait à poursuivre ses études. Elle rêvait. Évidemment, des bâtons dans les roues, elle dut affronter. Les laïcistes sont partout, mon petit. Les "sauveurs de femmes-qui-refusent-obstinément-les-lumières" faisaient encore les rabat-joie. Mais la liberté religieuse devait triompher. En Suède, surtout.

Lisons-la, Mme Katri Linna : « interdire à une élève (en l’occurrence d’une école de puéricultrice) l’accès aux cours pour la simple raison qu’elle porte un niqab en classe est contraire aux principes contenus dans la loi sur les discriminations, notamment en matière religieuse ». Et elle est taquine, Madame : « La protection des droits fondamentaux constitue l’une des valeurs fondamentale sur lesquelles est basée notre société. A la différence d’autres États qui, au moyen de règles ou d’interdictions, entendent guider la conduite de leurs citoyens en matière religieuse, la Suède a choisi de respecter le principe de libre expression, par ses ressortissants, de leurs convictions religieuses ». Guider la conduite de ses citoyens, voilà bien une pique lancée en direction de la "France de Gerin et autres"...

Mais le parti libéral suédois joue le rôle de l'UMP, là-bas; le ministre de l'intégration, Erik Ullenhag a fait l'intéressant : « Ma détermination en sort renforcée : nous devons revoir la réglementation en vigueur afin que les chefs d’établissements scolaires et les enseignants puissent décider en toute connaissance de cause quelle attitude adopter dans l’hypothèse où des élèves voilées sont présentes dans les classes ». Poupin qu'il est. Une loi sur la vêture, encore une fois. Celle des musulmanes, évidemment, inutile de préciser. C'est que, elles seules, enquiquinent le monde.


Et c'est avec tout le poids de la doctrine libérale que le Sieur Ullenhag pontifie. Le ministre de l'éducation, qui est en même temps le chef des libéraux, partageait déjà cette idée, ça tombe très bien. "Communication oblige", avait-il éructé. "Regarder son interlocuteur dans les yeux". Avec la belle dentition qu'il a, c'est comme une blague. "J'arrive pas à me concentrer quand il parle, mes yeux glissent vers ici, voilà, là, exactement". Un peu comme Louis de Funès en face du flic au poireau...


En France, il faut le noter, pour une fois que la laïcité est appliquée à bon escient, une enseignante voilée a été licenciée. En bon libéral que je suis mon cher Erik, je m'oppose à l'obligation de neutralité vestimentaire imposée aux agents publics, mais c'est une autre question. De lege ferenda. Or de lege lata, on ne peut que prendre acte de cette sanction. "Juste" sanction. Conforme au jus. Laïcité implique neutralité du service public et par ricochet, neutralité de ses agents. Malheureusement. La nouvelle secrétaire d'Etat chargée de la jeunesse et de la vie associative avait tenté un baroud d'honneur, on s'en souvient. C'était précisément sur cette histoire de neutralité. Elle présidait la HALDE. Depuis, elle est ministre de la République. Laïcité, une fois.


La transe continue. Il est de coutume, comme on l'a remarqué, d'extirper le mot "laïcité" à toute personnalité musulmane qui apparaît sur l'espace public. Nora Berra, celle qui avait vaillamment protesté contre un ancien garde des Sceaux quelque peu évaporé, était la suivante pour déclarer, devant la France entière, sa flamme à la laïcité républicaine (celle qui n'a rien à voir avec la laïcité juridique) : la laïcité devient "la garantie du bien-vivre ensemble", est placée "au sommet de toutes les valeurs", implique "une lecture des textes pour voir comment cette religion [l'islam] doit s'intégrer au sein de notre société". Le meilleur pour la fin : "ce qui m'a choqué ce n'est pas qu'il [Pascal Clément] dise qu'il ne faut pas de minarets, c'est qu'il compare les minarets et les tours de cathédrales"... Dire qu'il ne faut pas de minarets n'est donc pas, en soi, choquant; je note... Membre du gouvernement, elle est. Comme l'autre musulmane qui disait qu'il fallait non seulement bannir le voile intégral mais également le simple voile... Une République qui s'en prend, tous les quatre matins, aux musulmans de ce pays; et ce sont les membres musulmans du gouvernement qui sont les plus fervents; la coutume, encore une fois ou le zèle des nouveaux convertis... Laïcité, deux fois.

Il est si difficile de dire haut et fort que ce qu'a dit Clément l'an dernier et ce qu'avait dit de Gaulle en son temps ("Colombey-les-Deux-Mosquées") sont illégitimes dans une démocratie réellement laïque ? C'est tout simplement une pathologie : le "complexe du musulman parvenu". Toujours ce besoin d'être plus royaliste que le roi. De Gaulle avait dit une connerie, point.


Un sésame. Si bien qu'un esprit français se fanatise, à force. L'occurrence devient absurde. On s'en souvient : la loi sur le voile intégral prévoyait une médiation de quelques mois. La République voulait d'abord tenter le prosélytisme laïciste avant d'imposer sa solution. Car c'était pour le bien de ces petites demoiselles si promptes à se soumettre à une spiritualité aussi anti-républicaine. Le Gouvernement avait mûrement réfléchi; et s'était résolu à confier cette médiation à une association surreprésentée dans les banlieues, respectée par tous et assez impartiale pour convaincre dans la joie et la bonne humeur : Ni Putes Ni Soumises. Être futé, ça s'appelle... Et comment furent appelés ces "missi dominici", devine ? Stop, c'est bon : "Ambassadrices de la laïcité et de l'égalité hommes-femmes". Joli, non ? Hein ? Le "et" semble séparer la laïcité et l'égalité hommes-femmes mais c'est tout le contraire qu'il faut comprendre; c'est un "et" enveloppant. Laïcité devient libération de la femme. Du mâle et de Dieu. Je l'ai déjà dit, elle est jalouse, la République... Laïcité, trois fois.

Le glissement du sens s'opère sabre au clair, dorénavant. Les poids lourds du NPA n'avait-il pas banni la candidate voilée aux régionales au nom précisément de la laïcité et du féminisme ? Madame vient de claquer la porte, à son tour. Non, je comprends qu'une femme voilée, a priori soucieuse de son image auprès de son Seigneur, refuse d'adhérer à un parti qui prône l'athéisme; c'est logique. Moi-même, adolescent, avant d'être royaliste, je souhaitais devenir laguilleriste; je n'étais pas païen, non, j'étais adolescent. Je refaisais le monde. Seul, évidemment. Ma célèbre suffisance. "Non" avait dit je ne sais plus qui, il faut participer à la révolution. Ouaich ouaich. Avec ? Bah les trotskistes. Ah ouais ? J'avais lu quelques papiers sur eux et la réserve à l'égard de la religion avait attiré mon attention. Ah, j'y tenais à mon Dieu ! Et qu'est-ce que j'allais dire à mon père, ils étaient bien marrants, eux, les camarades ! Je suis Ossète moi, mon ami, la hiérarchie est sacrée chez nous, allez, bon courage, ciao...

Yok anacim, la laïcité dérègle les sens; en Turquie, par exemple. On savait que l'armée était prête à tout pour elle. Wikileaks nous l'apprend, nos vaillants généraux bombaient le torse devant le diplomate américain, "ah si on veut, on intervient, coco, si on reste dans nos casernes, c'est une faveur de notre part !". Bon, on a compris, eux, ils sont irrécupérables. Mais quand Jean-Paul Costa trébuche sur la question, on s'inquiète. Non non, pas Caroline Fourest, Monsieur Costa, le président de la Cour européenne des droits de l'Homme. On connaît la jurisprudence de la Cour sur la question du voile, elle a tort, au moins on le sait. Et ses arrêts ne contiennent aucun argument juridique robuste à se mettre sous la dent. Mais de là à ce que son président perd ses moyens lorsqu'il est interrogé sur la laïcité, il y a une grande différence. C'est un Français, on l'aura compris. Il a d'abord tremblé...

A une journaliste turque qui lui demandait si l'abrogation de l'interdiction du voile dans les universités était contraire à la Convention européenne, Costa répondit : "la laïcité fait obstacle à la levée de l'interdiction, il faut que vous changiez votre Constitution; si vous ne voulez plus de la laïcité, nous aviserons et changerons notre propre jurisprudence car nous envisageons les situations en fonction des pays". Voilà bien un scandale. Même le président de la Cour européenne n'a pas encore compris que les affaires sont traitées sous l'angle de la seule Convention européenne et non du droit national des pays ! A quoi ça sert d'aller à Strasbourg pour lire, in fine, sa propre Constitution...


La journaliste, qui a bien bossé son dossier, attire alors l'attention sur la laïcité française qui ne postule aucune interdiction au niveau des universités; Costa rétorque : "oui mais la laïcité française n'interdit pas les signes religieux à tous les échelons ! En réalité, ça semble confus ce que je dis mais nous ne faisons que raisonner sur la base de la conception nationale de la laïcité". Eh ben ! Il ne faut le dire à personne mais j'envisage de faire une thèse de droit l'an prochain; mon sujet porte précisément sur cela : "la Convention européenne des droits de l'Homme et le relativisme national" ou pour faire plus style, "Contribution à l'étude de la marge nationale d'appréciation". Un rêve pour l'instant. Késako ? La laïcité devient un principe supra-conventionnel pour on ne sait trop quelle raison et chaque État peut désormais violer la liberté religieuse en bonne conscience dès lors qu'il le fait en application de "sa" laïcité ! Depuis quand la marge nationale d'appréciation est-elle devenue un quitus pour violer un droit conventionnellement garanti ? On rêve encore une fois car celui qui parle raisonne en français. Il est en transe, vous l'avez compris, le mot laïcité a été prononcé... Un grand homme, certes. Il part en retraite, d'ailleurs. C'est bien dommage... Laïcité, quatre fois.


Il n'est pas difficile de le deviner; la juge turque Mme Işıl Karakaş ne partage pas le raisonnement juridique de la Cour; on sait que l'ex-juge, celui qui donne désormais des leçons de démocratie dans sa chronique dans Milliyet, était fermement attaché à la laïcité turque. Costa l'avoue : il y a une laïcité à la turque et une laïcité à la française. Danger, nous disons : le laïcisme a supplanté la laïcité. Pour un fervent défenseur de la laïcité comme moi, on se désole. On rage même. La juge turque a enfin redoré l'image de la laïcité, la vraie. Il ne reste plus qu'un autre bon juriste soit nommé à la place du partant français. Un "islamophobe" a estimé Taha Akyol, la figure du libéralisme en Turquie. En France, le professeur Gilles Lebreton n'y avait pas été de main morte, non plus : "la Cour se méfie de l'islam lui-même, qu'elle considère comme une religion intrinsèquement dangereuse". Au revoir Monsieur Costa, sans rancune... Laïcité, cinq fois.