samedi 11 décembre 2010

Démocratie aux oeufs...

Un sacré culot, il faut le reconnaître. Lancer des oeufs aux dirigeants n'est pas une tradition en Turquie. Il est déjà indécent de leur couper la parole. On n'arrive même pas à crier de loin, c'est dire. Une tarte en pleine tronche, jamais. Rien qui devrait fâcher. Pas de bousculade, non plus. Les Turcs ne savent pas manifester pour la bonne raison qu'ils ne savent pas se manifester. Défendre une cause, connaissent pas. Vaut toujours numéroter ses abattis. Ça dégénère à coup sûr; morts et blessés à profusion. Une turquerie. Le général Evren n'avait-il pas justifié son coup d'Etat de 1980 par l'anarchie ambiante et l'effroyable bain de sang qui en était résulté...

En 2001, en pleine crise économique, un commerçant en faillite avait jeté par terre, sa caisse enregistreuse et ce, à quelques mètres du Premier ministre de l'époque, Bülent Ecevit. Le tremblotant Ecevit s'était à peine tourné pour s'en rendre compte; ses gardes du corps étaient déjà à l'oeuvre, pas besoin d'un dessin... En 2006, on s'en souvient encore, les ministres AKPistes qui avaient osé participé aux funérailles du conseiller d'Etat tué par un soi-disant islamiste (aujourd'hui on sait que l'assassin présumé agissait au nom de l'Ergenekon) avaient dû cavaler. C'est que la foule kémaliste voyait dans leur arrivée, un ultime pied de nez; et en direct, les ministres hagards devant, les cameramen ravis à côté, les citoyens enragés derrière, on avait admiré l'état d'avancement de notre démocratie... Le ministre de la justice avait dû, tout bonnement, brûler la politesse...


Eh bien, dorénavant, nous sommes modernes. Des hommes politiques "oeuvés", il nous faut nous habituer à croiser. Pas d'omelette sans casser des oeufs. La démocratie, coco. C'est le président de la Cour constitutionnelle qui a ouvert le bal; un des plus grands démocrates de Turquie, pourtant. Tant pis. Lors d'une conférence, un étudiant dont on n'a toujours pas compris ce qu'il voulait, lui a gentiment lancé des oeufs. Monsieur le Président s'est tu un instant et s'est immobilisé jusqu'à ce que son garde du corps déplie un parapluie blindé.


Et le libéral Kiliç a tenu à détendre l'atmosphère une fois que le trublion fût débarqué, "notre ami a fait usage de sa liberté d'expression mais d'une manière un peu grossière". Et il avait raison; protester est un art. Combattre les idées d'une personne ne signifie et ne saurait signifier insulter cette personne ou le maltraiter physiquement. Encore moins le menacer. De jeunes kémalistes avaient lancé une corde en direction de deux journalistes libéraux qui discutaient dans un panel. Démocratie...


Et il ne manquait plus que les énarques aussi, "fassent l'oeuf". Une conférence est organisée à la faculté des sciences politiques d'Ankara, alias Mülkiye, l'ENA de la Turquie. C'est d'abord le secrétaire général du CHP, le professeur Süheyl Batum, qui tente de parler. Il doit discourir sur la Constitution; mais les escarmouches ne se font pas attendre. Le "social-démocrate" Batum se la joue démocrate un instant; les étudiants en profitent pour électriser encore plus l'ambiance. Le social-démocrate explose, que veux-tu : "Ce que vous faites c'est du fascisme, vous ne me laissez pas parler !". Notons-le, "c'est du fascisme".

Le professeur Batum est remercié et on introduit un autre conférencier, le professeur Burhan Kuzu, député de l'AKP, et président de la Commission des affaires constitutionnelles à l'assemblée; une des figures les plus mesurées et les plus drôles de Turquie. Tant pis. Le social-démocrate avait été simplement enquiquiné; le professeur Kuzu est criblé, bombardé, d'oeufs. Rebelote les parapluies...



Le Sieur Kuzu, fidèle à son tempérament, a préféré lancer :"espèce d'écervelés, si vous aviez mangé ces oeufs, vos cerveaux seraient plus développés !". Et il a appelé le doyen de la fac à la démission; motif : ne pas étouffer l'agitation dans l'oeuf... Le président de l'assemblée nationale s'en est ému, aussi : "quand je pense que ces types sont nos futurs préfets, diplomates et autres hauts fonctionnaires !".

Heureusement, une délégation d'étudiants a rendu visite à ces deux hommes politiques pour leur présenter leurs excuses. Et le Sieur Batum a profité de l'occasion pour virevolter : "je n'ai jamais dit fasciste"; c'est juste qu'on l'a vu prononcer ce mot en direct. Mais on ne s'énerve plus évidemment, les kémalistes sont ainsi. C'est la pratique inaugurée par le nouveau chef, Protée Kemal : il ne faut jamais prendre ses déclarations à chaud; il se rétracte toujours quelques jours plus tard...

En réalité, la colère vient de loin. La semaine dernière, le Premier ministre avait reçu tous les présidents d'université à l'occasion d'un séminaire de travail. Et les étudiants voulurent y participer. Des étudiants. Histoire de mettre de l'ambiance. Et ils avaient des doléances, c'est certain. Mais ils étaient jeunes, bouillants; criailler derrière des banderoles n'était pas triquant. Allez hop agitation et bastonnades des forces de l'ordre. Une jeune femme enceinte a fait une fausse couche. Et elle est devenue l'emblème de la contestation étudiante. En tout cas pour les soixante-huitards et les quelques consciencieux. Le Premier ministre a soutenu "ses" policiers et fustigé les étudiants, "ils ne savent même pas pourquoi ils protestent, la vérité est que ce sont des gauchistes !". Eh ben tant qu'à faire. D'autres en ont profité : "si elle est enceinte, elle n'a qu'à rester chez elle et toc !", "d'abord elle n'a pas à être enceinte à 19 ans !", "ouais, surtout si elle n'est pas mariée, bien fait !"...

On ne va sûrement pas refaire une théorie; la liberté d'expression et de réunion est sacrée; elle peut être limitée certes, mais pas à force de horions; j'eusse été freudien, j'aurais évidemment dit que les flics sont sexuellement frustrés et qu'ils essaient de corriger leur insatisfaction en se défoulant sur tout ce qui bouge; je le suis, évidemment. Freudien, je veux dire. Mais c'est surtout un juriste qu'on a besoin d'entendre : ça tombe bien, l'ancien juge turc à la Cour européenne a pris la peine d'énumérer les articles de la CEDH qui ont été violés : l'article 10 sur la liberté d'expression, 11 sur la liberté de réunion, 5 sur la sûreté et 3 sur la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Des têtes tombent dans d'autres pays...

Les jeunes britanniques aussi, manifestent. Contre le triplement des droits universitaires. Ils ont bien raison; ils ont même "touché" la Rolls du prince Charles, occupé à se rendre au théâtre.


Et on a aperçu Camilla prête à jouer la Marie-Antoinette, "qu'est-ce qu'ils se passe ? Une révolution ?", "non poupée, une révolte !"... Personne n'a eu un membre cassé, à notre connaissance. Démocratie; la vraie...

Evidemment, la position personnelle peut être autre; ce n'est pas un mystère, je n'ai aucune sympathie pour les mouvements d'étudiants. Je suis de la génération du 21 avril 2002 et du CPE en 2007 et durant les troubles, "j'ai vécu" comme dirait Pompidou. Aucun engagement. Ni mon tempérament ni un passe-temps. C'est étrange mais les premiers qui mènent la fronde dans ces moments-là sont toujours les mêmes. Typologiquement, je veux dire. En 2002, tout le monde se demandait si la première de la classe qui était, en même temps, une grande humaniste, allait participer aux manifestations. Eh bien, non, présente. En 2007, on faisait cache-cache avec les perturbateurs qui interdisaient l'accès aux amphis; un jour, ils avaient tout bonnement attaqué la salle où notre prof tentait d'assurer son cours; les "manifestants" nous semblaient bien étranges; on les avait croisés certes mais quelque part au fond de la classe... Anecdote, c'est tout. Aucune insinuation...

Churchill aurait dit : "celui qui n'est pas socialiste à 20 ans n'a pas de coeur; celui qui est socialiste à 40 ans n'a pas de tête". C'est étrange mais la présidente du Medef turc vient de dire à peu près la même chose : "la jeunesse, c'est l'opposition". On appelle cela le "thought-terminating cliché". Les moins distingués préfèrent "connerie". Je m'inscrits évidemment en faux contre cette fadaise. Je me vante plutôt d'avoir eu la sagacité de ne pas rêver à 20 ans. Le "romantisme révolutionnaire", c'était à 14 ans. Et d'ailleurs, "vous n'avez pas le monopole du coeur"... Oups ! Pardon Mitterrand. Quoique socialiste, il ne l'a jamais été; ni à 20 ans, ni à 40 ans...