mardi 1 février 2011

Linguistique

On se rappelle la scène : à l'occasion d'une réunion des patrons européens, le baron Seillière, leur chef, se mit à parler en anglais. Pas de bol, Chirac était également dans l'assistance. Monsieur le Président s'en indigna et décampa sans tambour ni trompette. Histoire de se payer, sans doute, un scandale que les annales retiendront. Et elles le retinrent. Le Français Chirac contre le "vendu" Seillière. Il rouscailla quelque temps, le Président. C'est qu'il s'était créé une consigne : dans une enceinte internationale où les traducteurs sont nécessairement présents, un Français doit parler en français. Même s'il maîtrise à merveille l'anglais. Cette consigne découlait d'une politique typiquement française : lutter contre la suprématie de l'anglais et retarder autant que possible le "naufrage". Avec une pointe d'arrogance, évidemment. Nous sommes tous charmés de voir des dirigeants étrangers parler notre langue; les Elisabeth II, Blair, Barroso, Berlusconi, etc. etc. Les nôtres sont beaucoup plus réservés; même s'ils connaissent la langue de Babeth (et il y en a, à commencer par Chirac), ils préfèrent tonitruer en bon patois, euh, pardon, français.

Le français, cette langue dont tout le monde se plaignait jadis. Jean-François de La Harpe, messires, en 1790 : "Il est démontré que nous n'avons point de déclinaisons; que nos conjugaisons sont très incomplètes; que notre construction est surchargée d'auxiliaires, de particules, d'articles et de pronoms; que nous avons peu de prosodie et peu de rythme; que nous ne pouvons faire qu'un usage très borné de l'inversion (...)" (cité par Gilles Philippe, Le français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire, p. 12). Madame Dacier en 1711 : "toujours prisonnière dans ses usages" (p. 24). Fénelon en 1714 : "Notre langue manque d'un grand nombre de mots et de phrases" (p. 24). Même d'Alembert en 1773 : "Aucune langue sans exception n'est plus sujette à l'obscurité que la nôtre (...)" (p. 54). Et même Voltaire en 1766 : "Je vois en vous lisant la supériorité que la langue italienne a sur la nôtre; elle dit tout ce qu'elle veut, et la langue française ne dit que ce qu'elle peut" (p.80) ou encore la "langue française, cette gueuse pincée et dédaigneuse, qui se complaît dans son indigence" (p. 179). Rousseau devait bien être dans les parages : "(...) il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce-que la langue n'en est pas susceptible; le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue" (p. 217). Enfin, Cioran : "le français est une langue arrêtée" (p. 275). Ernest Renan qui aimait à rester poli pour le français, s'en prenait avec enthousiasme à l'arabe, lui : "L'unité, la simplicité qui distinguent la race sémitique, se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L'abstraction leur est inconnue; la métaphysique, impossible" (cité par Djamel Kouloughli, "Langues sémitiques et traduction. Critique de quelques vieux mythes", in Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l'islamophobie savante, p. 93).

Bref. Chirac avait sans doute raison en tant que président de la République française. Mais sur le plan de la pratique, il fallait absolument que la digue finît par céder. Voilà ce qui est fait. Car dorénavant, les Français apprendront l'anglais à partir de 3 ans. Quoi qu'on dise, l'anglais doit être être enseigné en priorité. Nous ne vivons malheureusement pas dans une bulle. Claude Hagège, lui, préfère commencer par d'autres langues puisque l'apprentissage de l'anglais s'imposera forcément un jour ou l'autre. Par exemple, l'allemand, l'espagnol, le portugais, l'italien. Et il conseille plutôt l'âge de 6 ans et non 3. Il a sans doute raison sur ce dernier point. Il nous apprend en même temps que la date fatidique pour apprendre une langue, sur le plan de la phonétique, c'est 11 ans. Autrement dit, passé cet âge, l'enfant n'est plus capable d'adapter son larynx à la bonne prononciation. Et c'est bien la raison pour laquelle, je pense que c'est l'anglais qui doit être enseigné dès la primaire puisqu'en 6è c'est-à-dire à 12 ans, ça sera phonétiquement trop tard.

Tous ceux qui apprennent ou ont appris des langues le savent; il faut un sacré temps et une bonne méthode. Et la bonne méthode, c'est Claude Hagège qui nous la décrit : "Ainsi, loin qu'il faille enseigner à l'enfant des listes de mots isolés, ce sont, au contraire, des listes de phrases qu'il convient de lui faire apprendre, dès qu'il a atteint le stade de la communication, même élémentaire, dans la langue" (L'Enfant aux deux langues, pp. 66-67). Autrement dit, commencer par des "automatismes lexicaux" et ensuite glisser vers la grammaire et le lexique. On sait qu'il faut à peu près 400 heures pour commencer à parler une langue. Georges Dumézil, lui, le dinosaure, l'ami des Turcs (il parle de Mustafa Kemal, à partir de 5:00), l'ami des Ossètes, l'ami de Tevfik Esenç (dernier oubykh), préférait la méthode intensive (tout comme le polyglotte turc le plus connu, l'historien Ilber Ortayli). Mais il distinguait bien deux choses : le fait de "parler" des langues et le fait de les "manier". On peut lire et comprendre une langue sans forcément la parler. Les Français, par exemple, manient tous tant bien que mal, l'anglais, l'allemand ou l'espagnol puisque tout le monde a étudié une LV1 et une LV2.

Méthode intensive, donc. Prendre, par exemple, un livre en allemand en édition bilingue, et le lire toute la journée. A force, la morphologie saute aux yeux, les mêmes mots reviennent, on transpire, on s'arrache les cheveux mais au final, on "manie" l'allemand... Il faudrait essayer, pas de doute. Libérer tout un dimanche pour apprendre une langue. C'est sans doute vrai puisque Dumézil le dit. Lui qui maniait quelques dizaines de langues. Moi, j'ai plutôt l'impression qu'il fait le modeste; c'est un génie, un cerveau puissant, un stakhanoviste. Car apprendre le vieil islandais, euh, il faut avoir une sacrée motivation...

C'est la définition même de l'intellectuel; par exemple, pour moi, un intellectuel français doit maîtriser le latin et le grec ancien comme l'intellectuel turc doit connaître le vieux turc, l'osmanli. Soit dit en passant, une rareté. On a même vu des historiens ou des professeurs de littérature, patauger. Les "intellectuels" turcs, juristes, professeurs, journalistes, écrivains, sont pour la plupart incapables de lire une lettre que leur grand-père avait écrite à leur grand-mère; de là, à devenir un intellectuel... Car l'osmanli s'écrivait avec l'alphabet arabe version persane et avait emprunté énormément à ces deux langues. Et la République kémaliste ne voulait surtout pas que les jeunes esprits s'embrouillassent avec cette "scorie". Rappelons que l'osmanli n'est même pas enseigné dans les écoles turques, aujourd'hui encore; si bien que les écoliers qui lisent la littérature turque du début du XXè siècle passent par des traductions...

Alors qu'il n'est pas difficile de s'y mettre puisque le Turc ordinaire est déjà en quelque sorte bilingue. Le vieux turc et le turc moderne n'ont rien à voir mais le vieux turc, dans sa version latine désormais, s'écrit et se parle toujours. En tout cas, dans les rares cercles cultivés. Par exemple, un Turc utilise "yüzyıl" pour le siècle mais il se rappelle aussi "asır" qui vient de l'arabe "asr". Toujours en vigueur. Ou encore "etken" (facteur) en même temps que "âmil" (d'origine arabe), "gelenek" (tradition) et "anane" (origine arabe), "ak" (blanc) avec "beyaz" (origine arabe), "zorla" (par la force) avec "cebren" (arabe), "kanıt" (preuve) avec "delil" (arabe), "etkin" (actif) et "faal" (arabe), "yargıç" (juge) et "hâkim" (arabe), "göçmen" (immigré) et "muhacir" (arabe), "öpücük" (bisou) et "buse" (d'origine persane), "kaygı" (inquiétude) et "endişe" (persan), "ay ışığı" (clair de lune) et "mehtap" (persan), etc.

L'anglais, donc. Selon Claude Hagège, c'est une langue complexe. Plus complexe que l'allemand, par exemple. "L'anglais est (...) une langue à très forte dominance de la composante germanique. Il reste que cette triple appartenance celtique, latine et germanique en fait une langue fort composite, et de ce fait assez complexe. D'autre part, la phonétique de l'anglais est très ardue" (Dictionnaire amoureux des langues, p. 177). L'allemand m'a l'air plus difficile, moi, personnellement. Quoique je ne sois pas non plus un as en anglais. Parce-qu'au fond, l'anglais académique ne demande aucun effort de compréhension. C'est du quasi-français. C'est l'anglais littéraire qui pose, effectivement, problème.

En tout cas, je suis bien content d'avoir "reçu" le turc et de ne pas avoir eu à l'apprendre ab initio. Car c'est une langue agglutinante donc très difficile. Je me suis amusé à lire la Méthode de turc de Michel Bozdémir et j'admire vraiment les étudiants de l'INALCO qui s'y collent. Admirez : Parislileştiremediklerimizdensinizdir... Il y a le ı, aussi. Le i sans point. Qui se prononce comme le ы en ossète (et donc en russe). Ca s'appelle, tout simplement, "la voyelle fermée postérieure non arrondie"... Pour la prononcer, il faut "d'une part la légère ouverture des lèvres, d'autre part leur étirement et leur rétraction, enfin la position de la langue à l'arrière du palais" (L'Enfant aux deux langues, p. 172). Très important car le sens change. Michel Bozdémir donne l'exemple de dış (l'extérieur) et diş (la dent) ou encore sınır (la frontière) et sinir (le nerf). Yâ Rabbi şükür...

Malheureusement, les enfants d'immigrés ne mettent pas à profit ce don. Et ce qui est encore plus regrettable, c'est que la plupart ne maîtrisent correctement ni le français ni leur langue d'origine. Résultat : un pataugis qui les disqualifie des deux sociétés dans lesquelles ils doivent vivre et s'intégrer. La lathophobie les enfonce encore plus. Or, leur bi voire trilinguisme est ce qu'ils ont de plus précieux. La langue ouvre à une autre culture et à une mine d'informations. L'échec de l'intégration n'est rien d'autre, en réalité, qu'un échec linguistique. Surtout en France où le "bien parler" et le "bien écrire" sont, au fond, les seuls marqueurs sociaux. Et l'anglais à 3 ans n'aidera, sans doute, pas. Des trilingues en herbe finiront ainsi semi-lingues. Et rebelote, on revient à la case départ : l'échec des politiques d'intégration et l'indolence des familles immigrées; il faut dire ce qui est...