Bref. Chirac avait sans doute raison en tant que président de la République française. Mais sur le plan de la pratique, il fallait absolument que la digue finît par céder. Voilà ce qui est fait. Car dorénavant, les Français apprendront l'anglais à partir de 3 ans. Quoi qu'on dise, l'anglais doit être être enseigné en priorité. Nous ne vivons malheureusement pas dans une bulle. Claude Hagège, lui, préfère commencer par d'autres langues puisque l'apprentissage de l'anglais s'imposera forcément un jour ou l'autre. Par exemple, l'allemand, l'espagnol, le portugais, l'italien. Et il conseille plutôt l'âge de 6 ans et non 3. Il a sans doute raison sur ce dernier point. Il nous apprend en même temps que la date fatidique pour apprendre une langue, sur le plan de la phonétique, c'est 11 ans. Autrement dit, passé cet âge, l'enfant n'est plus capable d'adapter son larynx à la bonne prononciation. Et c'est bien la raison pour laquelle, je pense que c'est l'anglais qui doit être enseigné dès la primaire puisqu'en 6è c'est-à-dire à 12 ans, ça sera phonétiquement trop tard.
Tous ceux qui apprennent ou ont appris des langues le savent; il faut un sacré temps et une bonne méthode. Et la bonne méthode, c'est Claude Hagège qui nous la décrit : "Ainsi, loin qu'il faille enseigner à l'enfant des listes de mots isolés, ce sont, au contraire, des listes de phrases qu'il convient de lui faire apprendre, dès qu'il a atteint le stade de la communication, même élémentaire, dans la langue" (L'Enfant aux deux langues, pp. 66-67). Autrement dit, commencer par des "automatismes lexicaux" et ensuite glisser vers la grammaire et le lexique. On sait qu'il faut à peu près 400 heures pour commencer à parler une langue. Georges Dumézil, lui, le dinosaure, l'ami des Turcs (il parle de Mustafa Kemal, à partir de 5:00), l'ami des Ossètes, l'ami de Tevfik Esenç (dernier oubykh), préférait la méthode intensive (tout comme le polyglotte turc le plus connu, l'historien Ilber Ortayli). Mais il distinguait bien deux choses : le fait de "parler" des langues et le fait de les "manier". On peut lire et comprendre une langue sans forcément la parler. Les Français, par exemple, manient tous tant bien que mal, l'anglais, l'allemand ou l'espagnol puisque tout le monde a étudié une LV1 et une LV2.
Méthode intensive, donc. Prendre, par exemple, un livre en allemand en édition bilingue, et le lire toute la journée. A force, la morphologie saute aux yeux, les mêmes mots reviennent, on transpire, on s'arrache les cheveux mais au final, on "manie" l'allemand... Il faudrait essayer, pas de doute. Libérer tout un dimanche pour apprendre une langue. C'est sans doute vrai puisque Dumézil le dit. Lui qui maniait quelques dizaines de langues. Moi, j'ai plutôt l'impression qu'il fait le modeste; c'est un génie, un cerveau puissant, un stakhanoviste. Car apprendre le vieil islandais, euh, il faut avoir une sacrée motivation...
C'est la définition même de l'intellectuel; par exemple, pour moi, un intellectuel français doit maîtriser le latin et le grec ancien comme l'intellectuel turc doit connaître le vieux turc, l'osmanli. Soit dit en passant, une rareté. On a même vu des historiens ou des professeurs de littérature, patauger. Les "intellectuels" turcs, juristes, professeurs, journalistes, écrivains, sont pour la plupart incapables de lire une lettre que leur grand-père avait écrite à leur grand-mère; de là, à devenir un intellectuel... Car l'osmanli s'écrivait avec l'alphabet arabe version persane et avait emprunté énormément à ces deux langues. Et la République kémaliste ne voulait surtout pas que les jeunes esprits s'embrouillassent avec cette "scorie". Rappelons que l'osmanli n'est même pas enseigné dans les écoles turques, aujourd'hui encore; si bien que les écoliers qui lisent la littérature turque du début du XXè siècle passent par des traductions...
Alors qu'il n'est pas difficile de s'y mettre puisque le Turc ordinaire est déjà en quelque sorte bilingue. Le vieux turc et le turc moderne n'ont rien à voir mais le vieux turc, dans sa version latine désormais, s'écrit et se parle toujours. En tout cas, dans les rares cercles cultivés. Par exemple, un Turc utilise "yüzyıl" pour le siècle mais il se rappelle aussi "asır" qui vient de l'arabe "asr". Toujours en vigueur. Ou encore "etken" (facteur) en même temps que "âmil" (d'origine arabe), "gelenek" (tradition) et "anane" (origine arabe), "ak" (blanc) avec "beyaz" (origine arabe), "zorla" (par la force) avec "cebren" (arabe), "kanıt" (preuve) avec "delil" (arabe), "etkin" (actif) et "faal" (arabe), "yargıç" (juge) et "hâkim" (arabe), "göçmen" (immigré) et "muhacir" (arabe), "öpücük" (bisou) et "buse" (d'origine persane), "kaygı" (inquiétude) et "endişe" (persan), "ay ışığı" (clair de lune) et "mehtap" (persan), etc.
En tout cas, je suis bien content d'avoir "reçu" le turc et de ne pas avoir eu à l'apprendre ab initio. Car c'est une langue agglutinante donc très difficile. Je me suis amusé à lire la Méthode de turc de Michel Bozdémir et j'admire vraiment les étudiants de l'INALCO qui s'y collent. Admirez : Parislileştiremediklerimizdensinizdir... Il y a le ı, aussi. Le i sans point. Qui se prononce comme le ы en ossète (et donc en russe). Ca s'appelle, tout simplement, "la voyelle fermée postérieure non arrondie"... Pour la prononcer, il faut "d'une part la légère ouverture des lèvres, d'autre part leur étirement et leur rétraction, enfin la position de la langue à l'arrière du palais" (L'Enfant aux deux langues, p. 172). Très important car le sens change. Michel Bozdémir donne l'exemple de dış (l'extérieur) et diş (la dent) ou encore sınır (la frontière) et sinir (le nerf). Yâ Rabbi şükür...
Malheureusement, les enfants d'immigrés ne mettent pas à profit ce don. Et ce qui est encore plus regrettable, c'est que la plupart ne maîtrisent correctement ni le français ni leur langue d'origine. Résultat : un pataugis qui les disqualifie des deux sociétés dans lesquelles ils doivent vivre et s'intégrer. La lathophobie les enfonce encore plus. Or, leur bi voire trilinguisme est ce qu'ils ont de plus précieux. La langue ouvre à une autre culture et à une mine d'informations. L'échec de l'intégration n'est rien d'autre, en réalité, qu'un échec linguistique. Surtout en France où le "bien parler" et le "bien écrire" sont, au fond, les seuls marqueurs sociaux. Et l'anglais à 3 ans n'aidera, sans doute, pas. Des trilingues en herbe finiront ainsi semi-lingues. Et rebelote, on revient à la case départ : l'échec des politiques d'intégration et l'indolence des familles immigrées; il faut dire ce qui est...