lundi 28 février 2011

Adieu Monsieur le Professeur !

A l'heure où les islamistes seraient sur le point d'arriver au pouvoir dans le monde arabe, leur devancier, celui qui a su intégrer l'islam politique dans le jeu démocratique, "l'islamiste" en chef de la Turquie, a définitivement jeté l'éponge. Un des derniers dinosaures de la scène politique turque vient de rendre l'âme. L'ancien Premier ministre, Necmettin Erbakan. A 85 ans. Terriblement affaibli, il avait tout de même repris le flambeau de l'islamisme en se faisant élire président d'une petite formation, le parti "Saadet" (parti du Bonheur). La veille de sa mort, sur son lit d'hôpital, il discutait encore de programme politique en vue de l'élection de juin. Et il promettait la victoire. Du classique Erbakan ! L'idéal jusqu'au bout. C'est un rescapé du régime kémaliste. Un vrai. Fouetté par trois coups d'Etat ou assimilés (1971, 1980, 1997), il s'est vu interdire quatre de ses partis par une justice partiale et fière de l'être (Milli nizâm, Milli Selâmet, Refah, Fazilet). Il n'avait plus que le "Saadet", parti qu'il voulait "refiler" à son fils. Et il n'a été "que" deux fois vice-premier ministre (dans les années 70) et une fois premier ministre (1996-1997).

Un islamiste bourgeois, accro aux cravates jaunes Versace, il fut. Fils de magistrat, membre d'un clan fortuné, il aurait fait un bon "kémaliste par destination". Erbakan n'a jamais versé dans le populisme pour se faire passer pour un "déshérité" ou pour cacher ou atténuer sa fortune; il avait sans doute compris que c'est en bourgeois que le peuple l'enviait. Sa villa d'Altinoluk, ses 148 kg d'or, ses appartements, terrains, comptes, tout ça faisait jaser dru. La rumeur voulait que la moitié d'Istanbul lui appartînt; l'autre moitié revenant à son frère...


Un islamiste des plus cultivés, raffinés et taquins. Un islamiste professeur en ingénierie mécanique (il a mené le projet sur le char Léopard en Allemagne). Le fameux "professeur du moteur" (motor profesörü). Un islamiste qui est passé par les écoles allemandes. Un islamiste lauréat dans tous les concours et examens qu'il a passés. Tout le monde s'accorde à reconnaître son intelligence débordante. D'ailleurs, tout le monde l'appelait "Hoca", "Professeur". Plus jeune maître de conférences de Turquie (doçent) à l'âge de 27 ans, il devient professeur des universités à 39 ans. Les journalistes le font "professeur agrégé" à 27 ans ce qui dans le contexte turc, ne veut rien dire. Dans le système universitaire turc, après le doctorat, on devient "yardimci doçent" (maître de conférences-adjoint), ensuite "doçent" et enfin "profesör" en rédigeant à chaque fois, une nouvelle thèse. Donc à l'âge où ses semblables bouclaient leur thèse, ou cherchaient un poste de yardimci doçent, Erbakan obtient, lui, le grade de doçent. Et fut professeur à 39 ans, soit la moyenne nationale. On peut même dire assez tardivement par rapport à sa propre situation puisque les maîtres de conférences doivent impérativement attendre 5 ans avant de passer le professorat; or il a attendu 12 ans ! C'est vrai qu'être sacré professeur des universités à 32 ans aurait gêné tant d'universitaires...

A la question de savoir pourquoi, avec un tel cursus, il avait quitté l'université et s'était lancé dans l'arène politique, il répondait : "à l'université, je racontais la théorie, mais dans les faits, dans la pratique de mon pays, il n'y avait pas de moteur; c'était comme une blague ! J'ai compris que tout se dénouait au niveau de la politique. A quoi bon être un professeur renommé si dans mon pays les femmes s'épuisent à laver le linge au bord des rivières !".

Et cette élégance qui le caractérisait. Loin du barbu assoiffé de sang, postillonnant à tout-va, visage morbide et revanchard. Un sourire éternel. Il fut surtout un grand, très grand, immense orateur. Bölükbaşı, Demirel et lui. Les mammouths du verbe.

Ironie de l'histoire : il était né un 29 octobre (date de la proclamation de la République en 1923) et il est mort à la veille du 28 février. Le 28 février 1997, les militaires lui intimèrent de quitter le pouvoir. Ses slogans "l'ordre juste" (âdil düzen) et "vision nationale" (milli görüş) ont toujours fait sursauter le régime. Ses partis ont été interdits à tour de bras. On se rappelle tous l'arrêt Refah Partisi contre Turquie (arrêt de chambre le 31 juillet 2001 où je partage l'opinion dissidente (je note qu'Ergun Özbudun, constitutionnaliste le plus célèbre de Turquie, qui passe aujourd'hui pour un AKPiste, défendait, à l'époque, les positions de l'Etat turc en tant qu' "agent du gouvernement") et l'arrêt de grande chambre du 13 février 2003).

Il était parti sans pleurer. C'est resté célèbre : il aurait même accompli une prière de remerciement à Dieu (şükür namazı !) lorsque la Cour constitutionnelle a interdit le Refah. La pure tradition du respect à l'autorité. Alors qu'il pouvait faire descendre ses troupes dans les rues; son parti comptait à l'époque 4 millions d'encartés (membres et non votants !). C'est ce qu'on appelle un homme d'Etat. On s'en souvient, Ecevit avait pleurniché devant la Turquie entière lorsque le Président de la République lui avait balancé, en plein conseil des ministres, le livret de la Constitution sur la figure. On avait eu la crise économique de 2001 et la victoire de l'AKP en 2002 face à cette classe politique incompétente et passablement corrompue...

Süleyman Demirel, 87 ans, l'ancien Président de la République au moment du 28 février 1997, a salué la mémoire d'un condisciple (même promotion à l'Université technique d'Istanbul) et d'un ami. C'est le dernier "mohican".

Tous ses disciples sont à la tête de l'Etat; en tant que politiciens ou hauts fonctionnaires. Le Président Gül, le Premier ministre Erdogan, le Président de l'assemblée Sahin, le Vice-Premier ministre Arinç. Rappelons que les mairies d'Istanbul et d'Ankara sont, depuis 1994, les chasses gardées de ses anciens fidèles.

Ce n'était donc ni un épouvantail ni un ringard. On se souviendra d'un homme à l'humour exceptionnel. Une de ses prestations où il avait mis à terre les grands pontes de la vie politique de l'époque, Demirel, Erdal Inönü, Mesut Yilmaz, Bülent Ecevit, lors d'une émission télévisée reste dans les mémoires. C'était en 1992. A faire écouter dans toutes les écoles de sciences politiques. Il avait lâché : "notre nouvelle ministre de l'économie a dit à l'assemblée nationale qu'elle avait eu l'honneur de présenter son programme économique au FMI avant de le soumettre au Parlement. Et elle s'en réjouit !". Cette ministre était Tansu Çiller, celle qui allait devenir sa partenaire lors de la coalition gouvernementale en 1996...

Lorsque Sait Paşa mourut, l'historien Abdurrahman Şeref aurait dit : "mais comment peut-on enterrer un tel cerveau !". Eh bien, ces mêmes paroles se trouvent dans toutes les bouches de la Turquie. Car quelle que soit notre propre idéologie, on doit pouvoir dire, sans honte, sans gêne, que Necmettin Erbakan n'a pas démérité et que malheureusement la Turquie n'a pas pu profiter d'un tel cerveau... Cette légende noire que les militaires du 28 février 1997 ont essayé de lui coller a tout détruit. Où sont-ils d'ailleurs, ces militaires ? Quelqu'un se souvient-il de leurs noms ? Ah oui, la moitié en prison dans le cadre de l'affaire Ergenekon, et l'autre moitié vivant, déconsidérée, la peur dans le ventre. Monsieur Erbakan aura, quant à lui, les plus ferventes prières lors de ses funérailles. L'armée ne vient-elle pas de publier une déclaration de condoléances qui loue le calibre scientifique et politique d'Erbakan ! Ultime pied de nez du "Hoca", en pleine vigile du 28 février, fête kémaliste par excellence...