En France, je l'avoue, je n'en sais pas grand-chose. Contexte oblige, en Turquie, même l'épicier du coin en est un expert. Des promotions et nominations dans l'armée, je parle. En France, j'ai cru comprendre que le chef d'état-major particulier du Président de la République avait le pied à l'étrier pour occuper le poste de chef d'état-major des armées. C'est l'homme de confiance du chef de l'Etat qui est également chef des armées et tout le monde trouve normal ce "piston". Et même si les terriens sont surreprésentés, les marins y sont arrivés par deux fois. Rien n'est donc réglé comme du papier à musique. En Turquie, on sait au moins qu'il n'y a pas de suspense pour le chef d'état-major particulier du Président. Car celui-ci (Başyaver) est, par tradition, un colonel; il est donc impossible, techniquement, qu'il grimpe rapidement au sommet. Là où il faut être général d'armée.
Du papier à musique, oui. Car l'avancement n'est pas fonction des mérites professionnels. Aucun officier ne récolte directement son rang du champ de bataille. Les hauts gradés, sous couvert de tradition militaire, concoctent eux-mêmes leur liste et toujours selon l'usage, l'autorité civile, à savoir le Premier ministre et le Président de la République (chef des armées), signe les yeux fermés. En France, il y a au moins un semblant d'attente, on fait des pronostics. Exemple : après le départ du général Georgelin en 2010, on s'est sérieusement demandé si le chef d'état-major de l'armée de l'air pouvait prendre la relève. Ou si le commandant de l'armée de terre était mieux à même. Ou s'il fallait encore confier le poste au chef d'état-major particulier du Président. Finalement, c'est ce dernier qui l'a emporté. Un amiral, en plus.
En Turquie, les militaires attendent avec impatience le mois d'août, celui des promotions. Pour le commandement, il n'y avait pas jusqu'ici une "tension". Le tableau était clair, il suffit de lire les biographies : le gouverneur de la région militaire d'Izmir (armée égéenne) ou de Malatya (IIè armée) ou d'Erzincan (IIIè armée) devenait major-général des armées, le major-général des armées devenait gouverneur de la région militaire d'Istanbul (la Ière armée), le gouverneur de la région militaire d'Istanbul devenait chef d'état-major de l'armée de terre et le chef d'état-major de l'armée de terre devenait chef d'état-major des armées. Et jamais rien pour le chef d'état-major de la marine alors même que le pays est entouré de quatre mers; le chef d'état-major de l'armée de l'air, on n'en parle même pas... L'ordre est tellement sacré que le chef d'état-major qui vient d'être nommé hier, a dû patienter quelques heures à la fonction de chef d'état-major de l'armée de terre avant d'être consacré au poste suprême. Histoire de respecter les formes. C'est qu'il était chef de la gendarmerie et ce poste ne sert malheureusement pas à bondir. "Ouf, j'ai mal à la tête !"...
Toutes ces histoires de grades se discutent théoriquement au Conseil supérieur militaire, le fameux Yüksek Askeri Şura alias YAŞ. Le Premier ministre est censé le présider mais comme on le devine, il ne préside en réalité rien du tout puisque les militaires arrivent avec leur liste déjà bouclée au nom de la "coutume militaire" et le chef d'état-major s'assied au même niveau que le chef du gouvernement. Arrivaient et s'asseyait, désormais. On s'en souvient, l'an dernier la résistance militaire avait tourné court, Erdogan refusant la promotion pourtant assurée de certains généraux. Rebelote, cette année. Acte II. Le gouvernement s'habitue à siffloter les mains dans les poches. Et les militaires sont au garde-à-vous ! Fini le respect des conventions...
La semaine dernière, le chef d'état-major, Işık Koşaner, avait jeté l'éponge; c'est qu'il insistait pour que les "promotions d'usage" ne soient pas bousculées. Il voulait au juste que ses 14 amiraux et généraux et 58 colonels détenus dans le cadre des affaires de complot contre la sûreté de l'Etat, ne fussent pas lésés. Car présumés innocents. Il a fait son "boulot", défendre les intérêts de son personnel; de là à démissionner, c'est regrettable. Il s'avère que la loi bloque toute promotion dans ce cas. "La tradition militaire serait négligée", a voulu introduire le général Koşaner. "On s'en fout de la tradition militaire, la loi est claire sur ce point !", auraient rétorqué le Premier ministre et le Président de la République.
Et les trois chefs des armées de terre, de mer et de l'air en ont profité pour rendre l'uniforme avec lui. Au lieu de partir banalement en retraite à la fin du mois d'août, ils ont choisi l'éclat de la démission un mois plus tôt. C'est tellement facile de démissionner quand on a déjà acquis ses droits à la retraite... Et le boutefeu des trois, le commandant de l'armée de terre n'est autre qu'Erdal Ceylanoğlu; celui qui, l'an dernier, avait fait le discret pour prendre la tête de l'armée de terre alors qu'une même crise avait point sur la promotion d'autres généraux et amiraux. Monsieur n'avait pas voulu se solidariser, c'est qu'il lui restait encore un an à cotiser. Aujourd'hui, il se démet au nom de l'honneur. Admire donc ! Oui oui, on a compris; limpide...
Il n'était venu à l'idée de personne de présenter sa démission et ses plus plates excuses pour les fiascos accumulés depuis des années; 13 soldats sont morts, dernièrement. Une occasion honorable (puisqu'il faut en parler de l'honneur) pour se retirer. Pourtant, silence radio. Les généraux ont préféré bouder pour une question de promotion. En pleine recrudescence terroriste, voilà comment marche un cerveau militaire. Au fond, ces commandants ne défendent leur honneur que lorsqu'il s'agit de défendre les droits des hauts gradés, pas des soldats. Quand on vient toujours en retard pour secourir les soldats pris dans le feu des terroristes, quand on plante des postes de gendarmerie au creux des montagnes pour bien attirer l'attention, quand on chasse les mères voilées en temps de paix et on les embrasse en temps de guerre, quand on prépare des plans de coup d'Etat, quand on crée des unités spéciales chargées de liquider des Kurdes trop bavards et trop braillards, c'est là qu'on perd l'honneur. Ce n'est pas en échouant à faire de son ami général de corps d'armée, un général d'armée...
Liquidation, donc. Erdogan a sabré. Par exemple, Saldiray Berk s'attendait légitimement à devenir commandant de l'armée de terre. Pas parce-qu'il a un mérite exceptionnel, non, parce-que c'était le plus ancien à poireauter pour ce poste. Aslan Güner aussi avait droit de rêver et de devenir, je ne sais pas moi, chef de la gendarmerie car deuxième plus ancien. Malheureusement pour eux. Le gouvernement et la présidence ont décidé de les écarter. Et on comprend l'aversion que peut avoir le Président Gül contre le général Güner. Celui-ci commandait la garnison de la capitale et était tenu, à ce titre, d'être présent à l'aéroport à chaque fois que le Président allait à ou venait de l'étranger. Assez bizarrement, aucun journaliste n'avait pu prendre un cliché où le général serrait la main au Président dans le protocole sur le tarmac. C'est que le général était allergique aux femmes voilées; et comme la Première Dame était précisément voilée, on voyait le général sortir du rang afin de ne pas se souiller les mains. Il préférait saluer la chef du protocole qui, elle, était naturellement moderne... Le général qui était encore hier, major-général des armées (c'est-à-dire numéro 2), s'est retrouvé "commandant des académies militaires", autant dire une sinécure. "Rétrogradé", donc. Retour de manivelle. Et c'est bien fait !
L'armée turque étant une "armée mexicaine", on trouve heureusement à chaque coin de porte, un officier prêt à remplacer un démissionnaire. C'est connu. Beaucoup de généraux n'ont rien à faire. Et ils sont incompétents, par-dessus le marché. Depuis 30 ans, aucun chef d'état-major n'a pu mater la "rébellion kurde armée". Mais ils sont tous partis avec les honneurs. On s'en souvient, le chef d'état-major Ilker Başbuğ était parti en retraite en 2010 et avait écrit un livre intitulé "La fin des organisations terroristes" début 2011. Ce n'est qu'en retraite que le général s'était mis à étudier la question. Inactif, ils commencent à s'intéresser à leur coeur de métier, à la polémologie. Un livre qui, d'ailleurs, serait une simple collection d'articles, un plagiat. Il avait mentionné ses propres "réflexions" aussi, ne soyons pas trop sévère. Par exemple, il s'était aventuré à définir ce qu'est un Kurde. Un général anthropologue. Il a fait de l'histoire aussi pour conclure in fine que Saladin n'est absolument pas kurde; il a été linguiste aussi, la langue kurde serait un agrégat d'autres langues, un bordel quoi. Quel est le rapport avec le sujet, je n'en sais rien. Une autre perle, tiens : "le mot Kurdistan n'est pas une référence ethnique mais seulement géographique". Un journaliste malin lui a répliqué : "t'as raison; idem pour la Turquie. Ça n'a rien à voir avec les Turcs, on appelle ce pays ainsi depuis l'âge de glace"...
Et la cerise. La séance du YAŞ est désormais présidée par le seul Premier ministre. Avant, ça donnait cela :
Maintenant :
Maintenant :
Que personne ne se méprenne. Le fait est simple : personne ne déteste l'armée. Personne ne veut l'humilier. On a juste envie de la voir dans la place qu'une démocratie normale lui consacre. Envie d'oublier le nom du chef d'état-major. Envie de ne plus le voir accueilli par le chef du cabinet du Premier ministre au bas des escaliers lorsqu'il vient à la résidence du Premier ministre. Envie de ne plus suivre son moindre déplacement. Envie qu'il s'attelle à éviter les "martyrs" dans ses rangs et qu'il cesse de pleurer pour des promotions ratées. On a envie de l'oublier. Car nous sommes dans une démocratie et il n'y a aucune raison pour que les militaires aient une grande visibilité publique. Après tout, peu nous importe de ce qu'il advient au directeur de la sûreté nationale ou au directeur général des forêts. Il a juste à faire son travail. Un militaire ne fait que défendre son pays et ce n'est pas une faveur de sa part; il est payé pour...
Dans ma courte existence, j'aurais été témoin de 1997 et des chars qui grognaient dans les rues d'Ankara pour menacer le gouvernement d'Erbakan et de 2011 et de la démission de l'état-major face à un gouvernement qui a tenu bon; de 1997 et des généraux qui convoquaient les journalistes et les magistrats pour les briefer sur le risque islamiste et de 2011 et de l'indifférence quasi générale pour ce dernier baroud d'honneur; de 1997 et des généraux qui parlaient de faire un "équilibrage de la démocratie" (demokrasiye balans ayari) et de 2011 et des généraux qui tremblent de peur de ne pas obtenir leur galon. On avance vite; et c'est très bien...