S'il y a une tranche de temps sacrée dans l'islâm, c'est bien celle-ci; la Nuit où a commencé la grande aventure, la dictée coranique. "La nuit de la Destinée". Laylatu-l qadr. Sourate 97 : "1. Nous l'avons certes, fait descendre (le Coran) pendant la nuit d'Al-Qadr. 2. Et qui te dira ce qu'est la nuit d'Al-Qadr ? 3. La nuit d'Al-Qadr est meilleure que mille mois. 4. Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l'Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. 5. Elle est paix et salut jusqu'à l'apparition de l'aube".
Une nuit qui vaut 1 000 mois, aminches ! 83 ans ! La vie moyenne d'un être humain. Et si on estime qu'un musulman commence à "veiller" à partir de l'âge de 14 ans (à sa puberté) et qu'il vit en moyenne 83 ans, il a donc 69 occasions, dans son existence, d'atteindre chaque fois 83 ans. Je sais, c'est filandreux, mais trop tard, j'ai sorti ma calculatrice. Ça fait donc 69x83=5 727. 5 727 ans pour 69 nuits dans une vie de 83 ans ! Non non, je ne me prends pas pour Orhan Pamuk, je ne fais pas de hurûfisme, je fais des maths. Et la conclusion logique en découle, le séjour paradisiaque est dans la poche ! Quand on a 5 727 années d'avance sur ceux qui n'auraient pas eu la chance (ou l'agilité) de tomber sur cette nuit dorée, eh ben on a le luxe d'espérer. Adieu paniers ! Vendanges sont faites... Ay ay je m'excite, pardon. Restons orthodoxe : inchâllâh.
Évidemment, il ne suffit pas de fixer ses yeux au ciel et de compter les étoiles ou de se pencher sur le Coran en le regardant sans le comprendre et le méditer. Il faut passer le borgnon à s'amender. C'est que les anges, en tête desquels arrive Gabriel (l'Esprit), descendent et Dieu décrète une absolution générale. Un festin où les âmes humaines valsent avec les créatures célestes. Et au final, l'apothéose, c'est une amnistie. Attention, pour les seuls musulmans; désolé très chers. A chacun ses sources de mansuétude. On n'a pas oublié "l'indulgence plénière" que le Pape a accordée aux seuls pèlerins des JMJ de Madrid...
Quoique dans les deux cas, les outils sont identiques : confession, chapelet, récitation du Livre et prières. Sauf que chez nous, la confession c'est-à-dire la tawba توبة (contrition, pénitence, repentance) se fait directement à Dieu et pas à l'imam. Heureusement d'ailleurs, parce-que l'imam est marié et j'ai bien peur qu'il aille tout confier à sa femme qui, déjà bombée du torse car femme d'imam, gonflera encore plus, car co-dépositaire de toutes les cochonneries du quartier. Quand on connaît les secrets d'autrui, l'allure s'en trouve changée, on exulte, c'est une expérience humaine. Et l'épouse aura surtout quelque bref transport dans sa vie théoriquement morne. Ça nous rappelle tous, n'est-ce pas, cette phrase de Voltaire sur la femme du magistrat tortionnaire : "Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; ensuite, la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : 'Mon petit coeur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ?'" (Dictionnaire philosophique, article "Torture"). "Mon petit coeur, point de commérages, ce soir ?". Ne olmuş ne olmuş ? A aa...
A la recherche donc de la Nuit perdue. Perdue oui car on sait seulement qu'elle se situe dans le mois du Ramadan (sourate 2, verset 185); mais quel jour ? En bon musulman, on ne peut que diverger. On n'est même pas capable de trouver la date exacte de la fin du Ramadan (pour les Turcs, la fête, c'est mardi; pour les Arabes, ça sera probablement mercredi) alors même qu'on a sous la main, les données astronomiques. On ne peut mieux faire. Alors la "Nuit du Destin" euh..., on peut légitimement se déchirer à son sujet. Le Prophète aurait dit à l'un de ses compagnons de la chercher dans la dernière décade de ce mois; un autre compagnon se serait entendu dire de la chercher plutôt dans les nuits impaires de cette décade. Un troisième aurait crû comprendre que ça serait le lundi qui tomberait le jour impair de la dernière décade. Et pour éclaircir tout cela, un quatrième insisterait sur la 27è nuit. Le Prophète lui aurait donné un coup de pouce.
A la recherche donc de la Nuit perdue. Perdue oui car on sait seulement qu'elle se situe dans le mois du Ramadan (sourate 2, verset 185); mais quel jour ? En bon musulman, on ne peut que diverger. On n'est même pas capable de trouver la date exacte de la fin du Ramadan (pour les Turcs, la fête, c'est mardi; pour les Arabes, ça sera probablement mercredi) alors même qu'on a sous la main, les données astronomiques. On ne peut mieux faire. Alors la "Nuit du Destin" euh..., on peut légitimement se déchirer à son sujet. Le Prophète aurait dit à l'un de ses compagnons de la chercher dans la dernière décade de ce mois; un autre compagnon se serait entendu dire de la chercher plutôt dans les nuits impaires de cette décade. Un troisième aurait crû comprendre que ça serait le lundi qui tomberait le jour impair de la dernière décade. Et pour éclaircir tout cela, un quatrième insisterait sur la 27è nuit. Le Prophète lui aurait donné un coup de pouce.
Le Diyanet turc, pour sa part, a opté pour la 27è. Attention, ce ne sont pas des zigotos qui parlent là, ce sont des compagnons de l'Envoyé et des savants. Alors pourquoi une telle gradation dans la bouche d'un même prophète ? peut se demander un croyant prêt à basculer dans le paganisme. Eh bien, nous n'y répondrons pas. Il hésitait ou il créait un suspens, histoire de tuer le temps ? peut lancer un impie, nous n'y prêterons pas attention. Car le Prophète aurait dit "mes compagnons sont comme des étoiles, quel que soit celui que vous suivez vous serez sur le droit chemin". Avec cela, on est tranquille. De toute manière, même s'il avait vendu la mèche, nous nous serions quand même divisés; car il est fréquent que les musulmans n'aient pas le même point de départ pour le mois de Ramadan. Les Turcs attendent avec leur télescope et les Arabes avec leur obsession de "la nouvelle lune visible à l'oeil nu". Tropismes qui coûtent au moins un jour d'écart. Du coup, l'impair devient pair chez les uns, le pair devient impair chez les autres...
Quésaco au fait la Nuit du Destin ? Dieu rouvrirait-il les livres de chaque âme pour apporter quelques modifications en fonction des performances de l'année ? Ou est-ce que le Destin est fixé une fois pour toute et que personne ne bouge ? Aucune idée. Et encore mille interprétations. Pour ma part, celle de Hasan Al-Basrî me semble convaincante. Dans une lettre au calife Abd-al Malik, il dit que l'homme est confronté sans cesse à des alternatives; et pour chacune de ces alternatives, Dieu a prévu un "scénario". C'est donc l'homme qui fait les choix et Dieu qui en dispose. "Le moment du choix possède une consistance, une "densité événementielle", non seulement pour nous, ce qui est une évidence, mais aussi pour Dieu, ce qui ne va pas de soi. Dieu sait ce qu'il fera selon que Zayd choisira de faire B (le bien) ou M (le mal), mais Dieu ne décide pas que Zayd fasse B ou M. Il est possible (bien qu'al-Hasan al-Basrî ne le dise pas explicitement) que Dieu sache de toute éternité si Zayd fera B ou M, mais en tout cas, ce savoir n'influe pas sur le choix de Zayd, qui est libre" (Marwan Rashed, "Les débuts de la philosophie moderne (VII-IXè siècle), in Les Grecs, les Arabes et nous, pp. 121-169 : p. 134). Donc prescience de Dieu peut-être, mais prédestination par Dieu sûrement pas.
Nous ne sommes donc pas fatalistes. Ces si souvent raillés comme des résignés qui regardent le Ciel et essaient de lire sur ce qui est écrit sur leur front dans le marc de café. L'existentialisme islamique existe. Il est relatif certes puisque le cadre reste déterminé par Dieu. Responsabilité des actes mais pas du destin. Pour faire simple : je veux passer de l'autre côté de la route. J'ai un choix : soit je l'enjambe maintenant, sans crier gare (cas A) soit je vais jusqu'au feu rouge, j'attends le petit bonhomme vert et je m'ébranle (cas B). Pour ces deux cas, Dieu a prévu une trame; par exemple, c'est écrit (le fameux maktoub) que si je traverse maintenant, une voiture me renverserait et je mourrais. Si je prends le temps de rejoindre le feu, je vivrais certes mais histoire de dramatiser un peu, je glisserais et me casserais le nez. On est donc face à un système complexe de futures histoires dont la réalisation ne dépend que du comportement de l'homme; de sa volition. Une véritable toile d'araignée. Tout est refait, recalculé en fonction de nos décisions.
Nous ne sommes donc pas fatalistes. Ces si souvent raillés comme des résignés qui regardent le Ciel et essaient de lire sur ce qui est écrit sur leur front dans le marc de café. L'existentialisme islamique existe. Il est relatif certes puisque le cadre reste déterminé par Dieu. Responsabilité des actes mais pas du destin. Pour faire simple : je veux passer de l'autre côté de la route. J'ai un choix : soit je l'enjambe maintenant, sans crier gare (cas A) soit je vais jusqu'au feu rouge, j'attends le petit bonhomme vert et je m'ébranle (cas B). Pour ces deux cas, Dieu a prévu une trame; par exemple, c'est écrit (le fameux maktoub) que si je traverse maintenant, une voiture me renverserait et je mourrais. Si je prends le temps de rejoindre le feu, je vivrais certes mais histoire de dramatiser un peu, je glisserais et me casserais le nez. On est donc face à un système complexe de futures histoires dont la réalisation ne dépend que du comportement de l'homme; de sa volition. Une véritable toile d'araignée. Tout est refait, recalculé en fonction de nos décisions.
Évidemment, tout ce montage qui me semble, à moi, persuasif, n'est qu'une interprétation. Les Bâtinites, les ésotériques, ont sans doute une approche différente. Et j'aimerais bien la connaître, pour tout dire. Car je fais une confidence, quand je me confronte à de graves querelles doctrinales, intellectuel que je suis n'est-ce pas, j'aère mon esprit en entrouvrant des livres sur l'ésotérisme (pour l'ésotérisme en général, Madame Blavatsky est une lecture obligée, notons-le sur nos tablettes). Point besoin de croire à ce qu'ils disent, c'est juste un passe-temps. Chaque mot a sept lectures possibles pour les bâtinites, par exemple. On s'amuse. On imagine. On se dope. Rien que sur le sens du morceau "Ihdinâ sirât-al mustaqîm" (اهدِنَــــا الصِّرَاطَ المُستَقِيمَ ) de la sourate la plus connue, la Fâtiha, j'en suis resté bouche bée. Je n'en dirais évidemment rien, afin de ne pas troubler les plus simples d'esprit. Et c'est toujours chic de se faire passer pour celui qui sait et qui, à ce titre, cèle la Vérité. D'ailleurs, les mystères et les livres restent sous le boisseau, tout le monde ne peut y avoir accès. On se les file sous le manteau. Le "on", ici, est impersonnel, évidemment... Car comme l'a signifié Ali Zayn al-Abidin, le quatrième Imam des chiites, "De ma Connaissance je cache les joyaux/ De peur qu'un ignorant, voyant la vérité, ne nous écrase/ O Seigneur ! Si je divulguais une perle de ma gnose/ On me dirait : tu es donc un adorateur des idoles ?/ Et il y aurait des musulmans pour trouver licite que l'on versât mon sang !/ Ils trouvent abominable ce qu'on leur présente de plus beau". (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 68).
Bref, tant de paroles pour aboutir à la sourate 3 , verset 7 : "C'est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre : il s'y trouve des versets sans équivoque, qui sont la base du Livre, et d'autres versets qui peuvent prêter à d'interprétations diverses. Les gens, donc, qui ont au coeur une inclinaison vers l'égarement, mettent l'accent sur les versets à équivoque, cherchant la dissension en essayant de leur trouver une interprétation, alors que nul n'en connaît l'interprétation, à part Dieu". A part Dieu, donc. Allahu a'lam. Malgré tous ces pavés écrits durant des siècles, voici la conclusion : seul Dieu le sait. On ne sait ni le jour de la nouvelle Lune, ni la date de la Nuit du Destin. Car chaque compagnon a donné son récital. Les "étoiles". "Pas plus de lune que sur la main, mais des étoiles en profusion: c'était bien la nuit qu'il me fallait" écrivait Edmond About je ne sais plus où. Voilà un bon réconfort qui tombe bien à propos. La Nuit qu'il nous faut. Étoilée, peu importe sa profondeur...