mardi 17 janvier 2012

Du dirigisme moral

Il existe deux sortes de nations, vais-je dire avec une suffisance qui ne manquera pas de faire pâlir tous les grands sociologues. Et les anthropologues, évidemment. La nation anglo-saxonne d'une part et tout ce qui reste d'autre part. On l'aura remarqué, n'est-ce pas, les Anglo-Saxons ont une singulière position dans l'histoire de l'humanité : ils ont colonisé à peu près tout, ils ont pondu une culture globalement jalousée et suivie, ils ont une mentalité apaisée. C'est peut-être pour cela qu'on les envie tous, leur décontraction nous irrite en même temps qu'elle nous fait loucher. L'Ecosse demande son indépendance ? "Ouais, t'inquiète, on organise un référendum bébé, peace and love"...

En contrepoint, nous avons des sociétés sous tension. Des sociétés où la gravité fait partie du jeu politique et du tissu social; l'individu et ses droits sont essentiels mais seconds par rapport aux grandes disputes sur les "principes intangibles". Alors, lorsqu'une minorité demande à discuter sur une éventuelle partition, on lui envoie des principes éternels. Car au fond, ce n'est pas l'idée de l'indépendance qui importe, c'est l'idée de polémiquer. Il est des gens qui ont un besoin effréné d'éristique. C'est la célèbre "summa divisio" : les théoriciens et les pragmatiques.

Un des grands dadas de l'establishment turc est, comme on le sait désormais par coeur, la moralité des citoyens. On s'en souvient, les fonctionnaires d'un bureau de censure avaient refusé de délivrer une autorisation pour un livre qui parlait abondamment de sexe. Motif : les petits qui regardaient pourtant la "pratique" à la télévision, ne devaient pas lire des cochoncetés. "Et s'ils les lisent ?", "oust ! L'Etat veille"... L'Etat. Encore lui et ses règles venues de nulle part (sinon des canons divins) qu'on essaie d'imposer à la société. Allez soyons juste, l'Etat ne veut que le Bien, il lutte contre le Mal, car il est (serait ?) psychologiquement risqué d'éduquer des petits gavés de sexe, de drogue, d'indécence. Soit.

La Turquie n'est pas DEVENUE un pays traditionaliste, elle l'a toujours été. Dans ses ressorts les plus profonds, la société reste conservatrice. Sincèrement ou non, c'est une autre question. En l'apparence, elle l'est, en tout cas. Et quand le RTÜK (CSA turc) commence à dégommer tout ce qui bouge, les kémalistes en profitent pour sursauter. "On se dirige lentement mais sûrement vers un régime sharaïque, oyez oyez !". Ils ont tort, évidemment; comme d'habitude. Car ces offensives moralisantes ne révèlent pas une nouvelle orientation, elles traduisent une réalité des faits qui existe depuis des centaines d'années. Mais comme les kémalistes n'ont jamais rien compris à l'anatolie, le présent devient pour eux un futur hautement probable. Comme une journaliste qui vient tout juste de découvrir qu'il y avait une ségrégation entre les hommes et les femmes dans les bus interrégionaux. Bonjour petite. Ou comme celui qui ne comprend toujours pas pourquoi le gouvernement a supprimé les manifestations festives à l'occasion des fêtes nationales. C'est que, de tout temps, les darons étaient opposés à ces jeux sportifs dans les stades, garçons en rut et filles en mini-jupe main dans la main. Et quand l'occasion s'est présentée, un gouvernement conservateur a tout simplement satisfait les doléances de son électorat...



Et comme il faut bien que les choses paraissent suspectes, le RTÜK s'est mis à sévir contre les scènes "immorales". Un clip par trop sexy en pleine journée ? On décoche un avertissement. Comment peut-on montrer un chanteur s'enlacer torridement avec des filles ? Une série par trop olé olé ? On pousse un cri et on inflige une amende de 400 000 livres. Si bien que j'ai une forte envie de féliciter les sieurs du RTÜK; leurs attendus sont si sérieusement rédigés qu'on n'arrive pas à les plaindre. "Ha ha, j'ai regardé jusqu'au bout, ah ouais ? Que je suis bosseur !". Car ça ne rigole(rait) pas. Par ici : "les figures de danse sont érotiques et obscènes, les filles portent des shorts, des maillots, des jupes-culottes. La scène montre des mouvements sexuels, les garçons et les filles se balancent et adoptent des positions et des regards érotiques". Ouaaah l'analyse et la culture musicale ! Et quand la série s'appelle "MUCK", bah ma foi, les sieurs n'ont pas à ouvrir un dictionnaire d'anglais pour s'en offusquer...

Contrairement à ce que l'on veut faire passer, le RTÜK ne s'ombrage pas de telles scènes, il punit un manque de discernement, une signalétique manquante et une plage horaire inappropriée (les scènes relatives au sexe ne peuvent être montrées qu'à partir de minuit). Ce n'est pas tant son pointillisme qui exaspère, c'est sa mission, la protection de la moralité publique et plus particulièrement de l'enfance et de l'adolescence. En France, ce n'est pas mieux, le CSA avait infligé une amende de 200 000 euros à Skyrock pour avoir diffusé des propos sur la fellation à 21 h (alors que les discussions sexuelles ne sont autorisées qu'à partir de 22h30). Dans la célèbre émission de Difool, qu'on a tous écoutée, n'est-ce pas...

Non non, je rassure, je ne suis pas un libertaire. Protection, il doit y avoir. Certes. Mais seulement par et pour ceux qui le veulent. Autrement dit, l'Etat n'a pas à définir des bornes morales, d'édicter des règlements sur la diffusion de telle ou telle émission. Il doit s'en remettre à la sagesse des parents. Et quand ceux-là sont débordés ou défaillants, eh bien tant pis pour eux et leurs enfants. C'est méchant mais c'est comme ça. Oui, toujours dans mon délire : la sexualité des citoyens n'est pas une affaire de l'Etat. La responsabilité est personnelle. Et pour ceux qui se désoleraient de constater de plus en plus de brebis galeuses, les Anglo-Saxons, encore eux, ont inventé un sentiment qui n'a pas son pareil : le flegme. Chacun est libre, qu'il en assume les travers et en rende des comptes. A qui il veut, à ses parents ou à son Dieu. Mais sûrement pas à l'Etat...