lundi 22 juillet 2013

Baiser de Judas

Le jour où Kemal Kiliçdaroglu atterrit au cœur de l'échiquier politique par la disgrâce de son prédécesseur, le flamboyant Deniz Baykal pris la main dans le sac, il souleva un vent d'espoir. Ancien directeur de la Sécurité sociale, il avait assurément la fibre sociale qui seyait parfaitement à un parti de gauche, le CHP, plutôt peuplé d'ambassadeurs et de hauts fonctionnaires en retraite. Sa démarche godiche le hissait au rang du Turc anatolien, marque d'authenticité et de popularité dans le contexte électoral national. Son air engageant lui avait même permis de se faire appeler "Gandhi". Bon, il s'était présenté à la mairie d'Istanbul en confondant à chaque fois les quartiers et les arrondissements mais c'était une parenthèse. Il n'était pas le premier à se faire parachuter dans une ville qu'il ne connaissait pas...

Humble, il ignorait porter des chemises à 200 euros. Ses assistants le bousculaient dans les boutiques, il payait mais ignorait le montant. Peu charismatique, il descendit les marches à l'envers. Inquisiteur, il dénicha des affaires de corruption qui, in fine, lui explosèrent à la figure et aboutirent à le faire condamner, lui, le "calomniateur". Harangueur, il parla d'abondance si bien qu'il bourda à volonté. Les médias qui craignaient Erdogan comme la peste s'en donnèrent à cœur joie. Une "tête à claques" qui n'avait pour habitude ni de rugir ni d'intimider comme l'autre. Si bien qu'une vidéo de 2011 ressortait tous les ans à la même époque : un Kiliçdaroglu qui boit de l'eau alors que le muezzin n'a pas encore entonné l'appel à la prière qui permet de rompre le jeûne. "Ah oui mais c'est un alévi, c'est vrai"...

Evidemment. Un alévi ne jeûne pas au mois de Ramadan mais au mois de Muharrem, celui qui vit le massacre de Hüseyin, petit-fils du Prophète. Quel prophète ? Bah, celui de l'islam. "Attends, j'comprends que dalle, un alévi respecte scrupuleusement la mémoire d'un descendant du prophète de l'islam mais rejette le jeûne imposé par le livre sacré de ce même prophète ?". "C'est que les "dissidents" alévis ont forgé leurs propres rites, jeannot, personne n'y comprend rien"... Le contexte turc crée ainsi des hypocrisies. Un politicien alévi doit faire semblant de jeûner car le pays qu'il se destine à gouverner est à majorité sunnite. Et la légende officielle a beau créer une symbiose entre sunnites et alévis, le vieux anatolien, lui, l'orthodoxe, n'en démord pas : "ce CHP est un monde interlope, petit, regarde son président, il ne jeûne même pas !".

Il concocte des repas de rupture, pourtant. Histoire de séduire l'électorat conservateur. Kiliçdaroglu en personne promet de tout faire pour obtenir la titularisation des imams vacataires et faire délivrer aux élèves des écoles coraniques des cartes de transport gratuites. Un mea culpa sur le voile enchante l'assistance.  Et, évidemment, la cerise sur le gâteau : le sermon aseptisé que tout responsable aime débiter : "les sunnites et les alévis croient au même Dieu, au même Prophète, au même Livre. Ils aiment avec la même ferveur Ali et sa famille". M'ouais. C'est ce discours "officiel" qui enfonce dans les épines la "question alévie". Croire en un Livre (le Coran) et rejeter le jeûne du mois de Ramadan, les cinq prières quotidiennes et le pèlerinage à La Mecque, quésaco ? Trois piliers sur cinq se sont écroulés mais l'antienne reste de rigueur : "Mais si mais si, vous êtes des frères de religion !"...

Le sunnite sait que pour lui, l'alévi n'est pas un musulman. L'alévi sait que pour lui, le sunnite n'est pas le bon musulman. Tant pis; une hypocrisie d'Etat les considère comme "deux interprètes de l'islam". Le premier ministre Erdogan va même jusqu'à se déclarer alévi "si l'alévisme, c'est aimer Ali !". Or ce raisonnement n'a aucune logique ; les musulmans ont beau aimer Moïse et Jésus, ils ne sont pas pour autant juifs ou chrétiens. Ce romantisme est le principal point d'achoppement. Car selon le point de vue religieux dominant, le "cemevi" n'est pas un lieu de culte; selon le point de vue laïque, c'en est un. Le problème est que l'Etat turc est laïque selon sa Constitution mais sunnite dans sa pratique politique. Les dirigeants sont sunnites et pour eux, un "cemevi" n'est pas un lieu de culte alternatif à la mosquée. Du coup, ils refusent d'avaliser une rupture religieuse en reconnaissant les "cemevi" comme des lieux de culte à part entière. 

Or, tout le monde connait les chuchotements dans les familles. Mezzo-voce, les deux groupes se lancent des anathèmes. Là est la clé du problème : qu'on le veuille ou non seule une discussion théologique peut faire avancer les choses. Cette tendance à intégrer les alévis dans l'islam malgré eux et malgré leurs pratiques leur fait le plus grand mal. Car leurs droits sont envisagés à l'aune d'un principe cardinal porté par l'Etat laïque lui-même : l'intangibilité de l'uniformité de l'islam. Les alévis sont otages de ce postulat. A chaque fois qu'ils s'adressent à l'Etat pour corriger une injustice, c'est le dirigeant sunnite qui leur répond. Il faut donc une fois pour toute séparer ces deux "religions". Revoir les définitions. Lancer des excommunications. Pour le bien de tous...