Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a finalement promis de tenir sa promesse: il va tout faire pour lever l'interdiction du port du foulard dans les universités. Immédiatement, le président du MHP (Parti du mouvement nationaliste) a promis de l'aider à tenir sa promesse. Ils vont ajouter une seule phrase dans la Constitution et tout va se régler.
Le corps judiciaire promet de son côté de tout faire pour interpréter le texte contre son propre sens. C'est la situation du droit turc. La présidente du Conseil d'Etat, le Procureur général près la Cour de cassation, les partis de gauche (sauf celui de Ufuk Uras) ont lancé des ultimatums. Le procureur a même menacé d'entamer une procédure judiciaire pour interdire l'AKP. Un rêve pour beaucoup. D'autres rêvent l'intervention de l'armée. Bizarre d'ailleurs, le Chef d'état-major qui, d'ordinaire, n'a pas sa langue dans sa poche, ne l'ouvre pas. Il est sans doute occupé à faire son métier: chasser les terroristes kurdes. Les apparatchiks en retraite ne sont pas en reste: l'ancien président du Conseil constitutionnel met en garde, l'ancien procureur général près la Cour de cassation (celui qui est à l'origine de la fermeture du Refah et du Fazilet) se mord les doigts; il aurait bien voulu occuper ce poste pour ficeler un bon dossier judiciaire.
Le monde journalistique est en ébullition, les artistes de même: Cemil Ipek, grand styliste homosexuel, n'y va pas par quatre chemins: si j'avais été une femme, j'aurais porté le voile; Ozdemir Erdogan, chanteur respecté, en perd son latin: être nu n'a rien de répréhensible dans notre pays mais se voiler, c'est une faute.
Kenan Evren, l'ancien putchiste en retraite, en a ouvertement marre: il n'y a pas de presciption religieuse sur le voile, nous dit-il, c'est du blabla, si Dieu ne voulait pas que les hommes s'émerveillassent des cheveux des dames, il les aurait créées chauves ! Il faut rappeler qu'il est nonagénaire.
Le Président des affaires religieuses, tout penaud, rappelle que c'est un devoir religieux qui s'impose à toutes les femmes mais qu'il ne se prononcera pas sur la querelle politique qui a lieu en ce moment.
Bref, encore une fois, la question du voile surgit. D'aucuns estiment que c'est le symbole du fondamentalisme, le signe de l'obscurantisme, d'autres leur rétorquent que si tel était le cas, il faudrait nous expliquer comment tous les partis politiques (même le CHP) comprennent des membres voilés. Ils seraient tous intégristes ! même le parti de Mustafa Kemal ! Absurde donc. D'autres veulent défendre les droits de la minorité; celle qui refuse de porter le foulard. Respectable. Mais écraser le droit de la majorité pour permettre à la minorité de "rester à l'écart du RISQUE d'attitudes malveillantes et prosélytiques des majoritaires", est-ce bien concevable ? Principe de précaution à mauvais escient.
Si la laïcité, c'est bien d'une part la séparation de l'Etat et des religions et d'autre part la liberté de conscience, j'ai un peu de mal à situer l'interdiction du voile dans cette perspective. La laïcité "à la turque" est autre chose: c'est la conceptualisation de la chasse militante du religieux assimilé à l'obscurantisme par une élite déracinée et complexée, désireuse de sauvegarder un mode de vie qu'elle estime menacé par la base arriérée. Turquie d'en haut versus Ploucs d'en bas. La laïcité, c'est devenu la défense du droit de pécher pour la minorité de la majorité. Légitime. Mais seulement lorsqu'il y a atteinte caractérisée à ce droit. Or, ce n'est qu'une élucubration.
On assiste, pour retourner l'expression de Jean Carbonnier, à la secrète délectation des persécuteurs.